L’habit ne fait certes pas le moine. Ou, comme disait Plutarque que l’intéressé chérit : « La barbe ne fait pas le philosophe. » Se défier des apparences est en outre un des commandements du journalisme. Mais avec Percy Kemp, ne serait-ce pas s’aveugler ? C’est spectaculaire, cet homme avance dans la vie en apparition tirée à quatre épingles, longiligne silhouette coulée dans des costumes à l’évidence taillés sur mesure. Dandy tous terrains, y compris lors d’une informelle soirée « brasucade » (dégustation de moules, avec les mains) au festival du roman noir de Frontignan, Hérault. PK en smoking, noeud pap’ dénoué et fume-cigarette : c’était Gatsby on the beach.
Cet Anglo-Libanais est auteur, en français, de romans d’espionnage atypiques, hybrides, comme suspendus. « Héritier de John Le Carré » l’étiquettent journalistes comme quatrièmes de couverture. Lui-même assume l’influence de l’exmembre du MI6 : « Si Kim de Kipling m’a appris le renseignement comme jeu d’observation et de rapport au monde, l’Espion qui venait du froid m’a révélé ce jeu en Grand jeu, d’un camp contre l’autre, pour la possession du monde. » On reconnaît effectivement l’appétence pour le mano a mano psychologique voire métaphysique, de préférence à la castagne pyrotechnique « james bondienne ». Et le goût des personnages équivoques, flottants, plutôt que des Rambos unilatéraux. Mais l’écriture de Kemp présente une langueur bien spécifique, une propension à la digression philosophique ondoyante notamment, ses livres régulièrement prennent la tangente jusqu’à n’avoir plus grand-chose de Carré.
Cet écrivain se doublerait par ailleurs d’une barbouze. La rumeur qui courait, s’est amplifiée fin janvier, quand un article de Mediapart a affilié Kemp à l’affaire Karachi. Entre 2001 et 2002, il aurait perçu 415 000 euros de la Direction des constructions navales (DCN) dont onze ouvriers ont péri dans l’attentat de 2002. C’est alors que nous l’avons recontacté : « Qu’entends-je, Percy ? Affaire Karachi ? » Lui : « Ainsi, il n’y a
que le scandale qui vous attire. Ça me plait. » Son portrait nous titillait de toute façon depuis longtemps tant ce Percy semble per se romanesque, exotique, d’une douce extravagance. Établir de quelle étoffe est fait cet intrigant, telle était la mission qu’on s’était fixée en néo-Mata Hari convoyée par TER vers Compiègne, où vint nous chercher Veronica, sa belle épouse modalve au regard bleu glacier. Peintre, entre autres d’une Joconde à la bouche suturée (motus, en somme ?), elle se double d’une bricoleuse de haut vol, comme l’atteste leur ancien prieuré des XIIe-XIIIe siècles qui mêle suavement boiseries et dorures. Kemp dit qu’en Turquie aussi, elle a refait leur maison sans qu’il bouge le petit doigt. Quand le feu dans l’âtre menacera de s’éteindre, il ironisera en handicapé manuel : « Peut-être que je devrais appeler Veronica... » P. a rencontré V. à Paris en 1986, il l’a épousée dix ans plus tard. Veronica a un fils adulte, d’une précédente union.
Percy Kemp, ce dimanche-là en knickers très gentleman farmer, dit qu’il tient ça de son grandpère maternel libanais, la mise sans un pli. « C’était un flambeur, qui se levait tard, et qui prenait deux heures pour s’habiller, se pomponner, il allait jusqu’à se poudrer. Un jour, j’étais enfant, il m’a dit : “La première chose que tu dois faire quand tu seras grand, c’est d’aller chez un bon tailleur pour te faire une belle garde-robe car en cas de revers de fortune, c’est beaucoup plus supportable.” » Précepte respecté avec un plaisir manifeste, qui nous vaudra un mail ultérieur de « précisions vaniteuses », liste de ses fournisseurs, des tailleurs « Tom Brown, de Sackville Street, Londres, et Martin Nicholls de Savile Row, Londres » jusqu’à Marks & Spencer pour les caleçons, en passant par le gantier « Hélion, de la rue Tronchet ». Sans oublier le parfum, « Yatagan de Caron ». On serait le magazine GQ, on embaucherait illico Kemp, par ailleurs élixir d’urbanité, ultracultivé, adepte de la dérision et de l’absurde « directeur général de la direction générale de l’imagination politique à la Commission européenne ».
84 ans, la mère (chrétienne maronite) de Percy Kemp travaille toujours comme styliste, à Beyrouth où il est né. Son père en revanche, a été assassiné en 1984. « Certains ont dit qu’il était un agent britannique, mais moi, je pense qu’il a été tué pour que quelqu’un puisse récupérer l’appartement que ma mère et lui occupaient, à un moment où l’armée libanaise perdait le contrôle de certains quartiers. » Anglais aux
racines écossaises, parti au Liban car « les gens partaient à l’époque, Kemp senior était représentant de marques automobiles. Son fils aîné, qui a eu une période moto, aime les belles voitures, a possédé une Lotus 7 (à forme de cigare), possède une Bristol 410 de 1969 et une Bristol Blenheim de 2000. C’est cependant en « petite Mazda MX5 » que le couple Kemp a rallié la Turquie fin février, d’où l’auteur nous envoya de « Bons baisers d’Istambul » allègrement 007.
Précisément : « Êtes-vous un espion ? » On s’attendait à une habile pirouette, dans ce français châtié appris dès l’enfance en même temps que l’arabe et l’anglais. Au lieu de quoi, long silence, avec un Kemp à l’air soudain grave. Et puis : « L’espion fait des choses illégales, comme des écoutes. Moi, je ne fais pas d’écoutes et les gens que je sollicite savent qui je suis. En cela un journaliste a beaucoup plus de chances que moi d’être un espion [ah bon, ndlr]. La seule chose d’occulte que je fasse, c’est d’occulter l’identité de mes clients à mes sources, et celle de mes sources à mes clients. » C’est en 1986 que l’ex-pensionnaire des jésuites à Beyrouth, puis étudiant en histoire à Oxford, puis thésard à Paris au côté du professeur au Collège de France André Miquel, a créé Mets. Rien à voir avec le basket (il préfère de EN 9 DATES 20 juillet 1952 Naissance à Beyrouth. 1973 Part étudier l’histoire à Oxford, puis en France. 1984 Son père est assassiné à Beyrouth. 1986 Crée Middle East Tactical Studies. 1996 Marriage. 2000 Musc. 2001 Moon le Maure. 2010 Noon Moon, (Le Seuil). LIBÉRATION MARDI 20 MARS 2012 fait le football, fan de Liverpool) : Middle East Tactical Studies oeuvre dans le renseignement économique. « Nous sommes quatre, nous faisons du terrain, pas de la prospective ou de l’analyse. Ça consiste par exemple à vérifier pour un client la réputation d’un éventuel partenaire. Ou à suivre l’évolution politique d’un pays instable. » Alors oui, Kemp a travaillé comme consultant pour la DCN, de 1990 à 2004. Mais il assure que sa note qui lui vaut citation dans l’affaire Karachi, n’était qu’anecdotique, « d’une quinzaine de lignes, ça n’est évidemment pas que pour ça que j’ai perçu 415 000 euros », et que « le Pakistan est hors de [son] domaine d’expertise. » Se retrouver ainsi exposé ne le trouble pas, affirme-t-il, proverbe turc à l’appui : « L’âne mort ne craint pas le loup. »
Mais dans le même temps, Percy Kemp se dit « plutôt chat », casanier, quand on le présupposait enthousiaste mercenaire transfontières. Et plus d’une fois, face à ce ludique mélancolique, admirateur de Tolstoï comme du drolatique Evelyn Waugh, on pense au finale à miroirs de la Dame de Shanghaï — qui est qui, à quel reflet se fier ? Percy Kemp s’avère aussi « rhizomique » que l’est à ses yeux le monde depuis la fin de la guerre froide. S’il était une étoffe ? Un mélange inédit entre le velours, pour l’aspect, et le voile de soi(e), pour l’effet.