Tiens, déjà vingt heures. Je n’avais pas senti le temps passer. Tantôt, en revanche, j’avais bien senti le marchand ambulant d’agua de sabor aux notes fruitées qui, tous les jours en milieu d’après-midi, s’arrêtait sous la fenêtre de ma cellule pour souffler. Peu après, j’avais de même – et oh, combien ! – senti la brune pulpeuse au parfum opiacé qui venait tous les jours sauf le dimanche, à pas feutrés, rejoindre Chico à côté pour un cinq à sept que j’imaginais endiablé. Elle était d’ailleurs repassée dans l’autre sens quelque deux heures après, exsudant cette fois, non plus la fragrance grisante qu’elle avait exhalée à l’aller, mais l’odeur du savon camphré dont elle se servait toujours pour rentrer chez elle lavée de ses péchés.
Je dis la brune pulpeuse, non que je sois capable, rien qu’à son odeur, de distinguer une brune pulpeuse d’une blonde qui ne le serait pas (mon odorat n’est, hélas, pas assez aiguisé pour cela), mais parce qu’un soir où Chico était venu m’apporter mon dîner je l’avais bien vue (et sentie, aussi), collée à l’encoignure de la porte, qui cherchait, en me jetant des regards en coin, à assouvir sa curiosité quant à ce gringo dont tout le monde parlait à Zipolite et que son amant secret, qui en avait la charge, était le seul à approcher de près. Ce dernier, qui représentait à lui seul la totalité de l’effectif des forces de l’ordre à Zipolite, une station balnéaire bien tranquille de la côte sud-est du Mexique, était en effet tout à la fois policier, agent de la circulation et gardien de prison. La bicoque au toit de chaume faisant office de commissariat dans cette minuscule localité servait d’ailleurs aussi de geôle. C’était là que, dans l’attente d’une décision sur mon extradition, les autorités locales, soucieuses de ne point déplaire à leur puissant voisin nord-américain, avaient choisi de me garder après m’avoir – contraintes et forcées, je dois l’avouer – appréhendé au Brise Marine, l’hôtel tout proche où j’étais venu me cacher pour fuir une justice évidemment aveugle, mais plus encore anosmique et agueusique (bref, insensée).
Voilà Chico qui approchait à présent avec mon dîner. Je le savais, non parce que je le voyais arriver (la fenêtre de ma cellule était placée bien trop haut pour cela), ni même parce que j’entendais sa clef tourner dans le cadenas, mais parce qu’un parfum caractéristique venait me taquiner le nez. Du poisson grillé, me dis-je. J’inspirai profondément… puis une deuxième fois… Un bar grillé, me dis-je finalement, même si, pour être tout à fait franc, j’étais loin d’en être certain. Je savais néanmoins que mon avocat (qui de son bureau de Beverly Hills commandait tous mes repas) connaissait mon faible pour ce poisson. Je laissais donc ma perception cognitive se substituer à ma perception sensorielle, et je me disais qu’une fois la brune pulpeuse sortie de chez lui, c’était sûrement un bar grillé que Chico s’en était allé chercher pour moi aux cuisines du Brise Marine où étaient préparés tous les repas qu’on me servait. Je trichais un peu, il est vrai, mais il y avait tout de même du progrès. Il y a deux ans de cela, je n’aurais pas su reconnaître ce poisson avant d’y avoir goûté. Et encore.
L’instant d’après, la porte de ma cellule s’ouvrait et mon geôlier, que les largesses de mon avocat avaient depuis belle lurette transformé en majordome stylé, venait déposer sur la table un grand plateau sur lequel trônait, auréolé de son incomparable fumet, un somptueux bar grillé. Ainsi mon odorat ne m’avait pas trompé. Je dois néanmoins reconnaître que les fortes chaleurs qui régnaient à Zipolite m’avaient grandement aidé.
Comme chacun sait, les molécules odorantes se propagent mieux dans l’atmosphère par des températures élevées.
Une fois Chico reparti après s’être assuré que je ne manquais de rien, je m’attablai pour savourer mon dîner. Et je respirais encore à fond le délicieux fumet qui s’en dégageait lorsque je sursautai. Passé par la fenêtre, un chat auquel je n’avais pas été formellement présenté venait, sans autre forme de cérémonie, de s’inviter d’un bond à ma table, ou plus précisément sur ma table. C’était un chat de gouttière (si l’on peut dire, car je n’avais jamais vu de gouttière à Zipolite) à la robe tigrée des plus ordinaires. Il devait faire la moitié de la taille d’un chat américain moyen, fût-il de gouttière, et le quart tout au plus de son poids. Haut perché sur ses pattes, il tournait sur lui-même en bombant le dos, et aux attributs qui pendaient sous sa queue dressée je voyais bien que, malgré la danse aux sept voiles de Salomé dont il me gratifiait, c’était à un mâle que j’avais affaire.
« Ne te gêne surtout pas, lui dis-je d’un ton faussement sévère. Tu en prends des libertés. Aucun respect. Et tout ça parce que tu me vois enfermé. Un moins que rien, te dis-tu. Quelqu’un qui ne peut même pas aller là où il veut. Mais les apparences sont trompeuses, tu sais. En vérité je suis riche, célèbre et respecté, adulé, même. Il y a peu, j’étais encore le psy le plus en vue de la Côte ouest – des États-Unis, s’entend, la seule qui compte vraiment. Une constellation d’étoiles est passée sur mon divan. Le psy des stars, c’est ainsi qu’on m’appelait. Tiens, poursuivis-je en lui donnant un peu de poisson à manger, puisque tu insistes pour partager mon repas, autant te raconter mon histoire.
« Si tu veux tout savoir, c’est à un chien que je dois d’être là… Oui, tu as bien entendu, un chien. Un chien de riches, pour être plus précis. Un setter irlandais à pedigree. Un chien bien né, bien dressé, bien évidemment choyé, et bien sûr castré. Rien à voir avec toi. Encore moins avec le loup jaloux de sa liberté qu’évoque La Fontaine, le fabuliste français. Lui, au moins, il mangeait tous les jours à sa faim. Seulement voilà, il n’était pas heureux pour autant. Il était même très malheureux, et c’est ainsi qu’il avait atterri sur mon divan. Enfin, quand je dis qu’il y avait atterri c’est une simple façon de parler, car en réalité il avait fallu l’y traîner. C’est sa maîtresse qui me l’avait envoyé. Appelons-la G…, si tu veux bien. Depuis de longues années, je traitais G… pour une névrose dont elle refusait obstinément de guérir. Elle avait été l’une des gloires d’Hollywood. Très longtemps le public n’en avait eu que pour elle. Puis les gens s’étaient lassés d’elle comme ils se lassent de tout. Elle l’avait très mal vécu, cela va sans dire. Pourtant, semblable en cela à ces étoiles qui continuent de briller à nos yeux longtemps après qu’elles se sont éteintes, elle continuait de scintiller bien après que l’engouement du public à son égard s’était éteint. “Mon Fido se meurt”, m’avait-elle déclaré un jour d’un ton affligé, il y a de cela deux étés, et j’avoue que sur l’instant je ne savais pas trop de qui elle voulait parler. Car à ses yeux, vois-tu, tous ceux qui l’entouraient, moi compris, étaient ses Fido : ses chiens fidèles et loyaux. “C’est à peine s’il touche à ses croquettes préférées, s’était-elle lamentée, en ajoutant : “Les rares fois où il approche de sa gamelle, c’est pour prendre une mine dégoûtée.” Alors seulement j’avais compris que le Fido en question n’était pas l’un ou l’autre des innombrables parasites, courtisans et employés de maison qui l’entouraient, mais un animal de compagnie. J’aurais dû m’en douter. Car je n’avais jamais vu G… montrer quelque compassion que ce fût envers ses semblables. Toujours est-il qu’elle s’inquiétait de ce que son chien était dépressif et, en égocentrique qu’elle était, elle s’était mis en tête qu’elle n’était pas étrangère à cette détérioration dramatique de son état psychique : il souffrait, croyait-elle, d’une sorte de complexe d’Œdipe canin. Elle me pria donc de le soigner. Ma première réaction fut de refuser. Cependant G…, je te le disais, était ma plus vieille patiente (elle s’arracherait les cheveux à m’entendre la décrire ainsi), ma cliente la plus profitable aussi. Bon an mal an, elle faisait tomber un bon quart de million dans mon escarcelle. Je voyais mal comment je pourrais refuser. En fin de compte,
après une pieuse pensée pour Jo-Fi, le chow-chow favori de Freud qui assistait à toutes les séances de thérapie du maître, puis une autre, encore plus pieuse celle-là, pour la somme exorbitante que je lui soutirerais pour la cure de son chien, j’acceptai.
« Le lendemain, poursuivis-je après avoir donné au chat un autre morceau de poisson, car ses grands yeux couleur miel ne me lâchaient pas, le lendemain, un chauffeur en livrée venu de Holmby Hills déposa Fido à mon cabinet. Resté seul avec mon nouveau patient, je ne sus pas trop quoi faire de lui. D’autant qu’il était resté affalé là où le chauffeur l’avait posé comme on poserait à terre quelque objet. J’essayai bien de lui parler, mais il ne réagissait pas. À croire qu’il ne m’entendait même pas. J’essayai de l’intéresser à une balle de golf que je fis rebondir et rouler devant ses yeux vitreux, mais c’était à croire qu’il ne la voyait même pas. Agacé, je finis par le traîner par son collier et l’installai sur le divan où il demeura prostré. Je m’assis dans mon fauteuil à ses côtés et passai le reste de la séance, mon calepin à la main, à l’écouter gémir et soupirer.
« Ce scénario se répéta à l’identique la fois d’après. Cela ne pouvait pas continuer. Alors, la semaine qui suivit, je ne sais ce qui me prit : aussitôt le chauffeur de G… reparti, j’allai prendre un cigare dans un tiroir de mon bureau et, mettant Fido en laisse, je sortis discrètement par la porte de service et le traînai derrière moi jusqu’à Roxbury Park. Là, ayant trouvé un banc bien tranquille, loin des terrains de boules et des aires de jeux pour enfants, loin aussi des regards méprisants que lancent aux fumeurs les passants bien-pensants, je m’y installai, Fido à mes pieds, et j’allumai mon cigare en me disant que j’étais assurément, et de loin, le doggy-sitter le plus grassement payé de toute la Californie. Autant dire de toute la planète.
« Un monsieur promenant un petit caniche blanc finit par emprunter l’allée où je me trouvais. Sentant Fido, le caniche tira vigoureusement sur sa laisse et, s’approchant, entreprit de le renifler. Cela n’eut pas l’heur de plaire à ce dernier. Surpris, pour ne pas dire choqué, il sursauta, puis se mit à sautiller sur place en glapissant comme une vierge effarouchée. C’était à croire qu’il n’avait jamais vu de chien de sa vie. Nullement démonté par l’hystérie de cet accueil, le caniche, lui, continuait de lui tourner autour, le museau comme aimanté par le postérieur de son congénère. Fido finit pourtant par se calmer. Cessant de glapir, il entreprit de renifler à son tour l’extraterrestre qui venait de lui tomber dessus. Et quand, lassé comme tu l’aurais toi-même été de ces jeux canins qu’il connaissait si bien, le propriétaire du petit caniche blanc poursuivit son chemin, Fido, mû par une énergie que je ne lui connaissais pas, bondit comme un diable en tirant sur sa laisse, voulant à tout prix aller rejoindre son nouvel ami. “Couché, Fido, couché”, lui intimai-je alors d’un ton parental outré, nullement conscient, sur l’instant, du ridicule de ma situation : n’avais-je pas passé deux interminables séances de thérapie à tenter en vain de faire se lever ce chien catatonique qui s’obstinait à demeurer couché, justement ? Toujours est-il que Fido continuait de tirer sur sa laisse comme un fauve, et, de guerre lasse, je finis par lui céder.
« Ce jour-là il ne réussit pas, il est vrai, à retrouver son compère, qui avait dû déjà rentrer chez lui, mais il se rattrapa en courant derrière tous les chiens qui croisèrent notre chemin, les reniflant tous goulûment. Me traînant derrière lui (le monde à l’envers, quoi !) il rendit aussi visite à tous les réverbères du parc ainsi qu’à tous les troncs d’arbres bordant les allées, les humant consciencieusement un à un avant de les arroser pour sceller leur nouvelle amitié. Il m’entraîna ensuite dans le sous-bois, suivant, museau à terre, une mystérieuse piste qui semblait n’avoir de sens que pour lui ; il sema la panique chez les pigeons ; il fit les poubelles l’une après l’autre, y plongeant sans hésiter sa tête racée ; il accoucha d’un bel étron que je dus ramasser avec mon beau mouchoir en batiste ; et pour terminer – comme pour me remercier de l’avoir amené dans ce paradis –, il posa ses pattes de devant sur ma belle veste faite à façon et voulut, l’impudent, me lécher le visage. Ce
chien de riches au sang bleu se comporte, me disais-je, tel un vulgaire chien de rue à la filiation plus que douteuse.
« Et c’est en me disant cela, vois-tu, poursuivis-je en découpant un autre morceau de poisson à l’intention de mon hôte – et je vis les longues moustaches soyeuses ornant son petit museau frémir de plaisir –, c’est en me disant cela que je compris. Je compris que Fido ne se comportait pas en vulgaire chien de rue mais tout simplement en chien : en membre qu’il était de la gent canine. Lécher son maître, suivre des pistes invisibles à l’œil nu et renifler les parties génitales de ses congénères étaient pour lui choses aussi naturelles que l’est pour toi le fait de se battre contre un autre matou dans une impasse mal éclairée ou de croquer vif un mulot que tu as attrapé. En usant sans retenue de sa truffe et de sa langue, Fido ne faisait que renouer avec ses instincts de chasseur, lesquels, pour le setter irlandais qu’il était, passaient d’abord par les deux sens de l’odorat et du goût.
« Or, vois-tu, la vie privilégiée qu’il avait vécue jusque-là avait étouffé ses facultés olfactives et gustatives. Castré très tôt, shampouiné frénétiquement et parfumé à outrance, nourri exclusivement aux croquettes diététiques aromatisées, contraint en toutes circonstances de se conduire en pensionnaire modèle de quelque collège anglais huppé, tancé à chaque fois qu’il approchait son museau de sa maîtresse, empêché de se rendre en pèlerinage sur les lieux où il avait crotté, déboussolé par l’odeur du détergent que la bonne mexicaine ou portoricaine de G… déversait, je n’en doute pas, sur tous les arbres de la propriété où il aimait à pisser, se retrouvant, d’un mot, aussi déterritorialisé que ne l’avait jadis été le roi Jean sans Terre, ce pauvre Fido n’avait jamais connu que les odeurs et les saveurs aseptisées de sa prison dorée. Son exposition prolongée aux mêmes stimuli olfacto-gustatifs avait provoqué chez lui un phénomène de saturation dont ses sens du goût et de l’odorat, si essentiels au maintien et au développement de ses instincts primaires, avaient pâti. D’où son état dépressif et végétatif, induit par cette hyposmie : par son insensibilité accrue aux odeurs comme aux saveurs. Pour moi, cela tombait sous le sens… Et dire qu’il m’avait suffi d’une petite promenade dans le parc, loin de mon divan et de toute écoute de mon patient, pour comprendre cela.
« Je n’étais pas peu fier de moi quand, le soir même, une G… ravie m’appela pour me faire part de son émerveillement devant la guérison miraculeuse de son Fido chéri en trois petites séances de thérapie. Je balayai évidemment ses hommages du geste dédaigneux de la main qu’aurait eu un sorcier africain habitué à accomplir les yeux fermés son miracle quotidien (il est vrai qu’au téléphone elle pouvait difficilement voir la mine faussement modeste que je prenais, mais l’intention y était), et c’est solennellement – pompeusement, même – que je lui dictai la marche à suivre si elle souhaitait éviter à Fido une fâcheuse rechute.
« “Il est certes trop tard, professai-je, pour rendre à ce malheureux chien sa virilité, sans laquelle son instinct primaire de reproduction restera à tout jamais un instinct fantôme, exactement comme les amputés ont des membres fantômes, inexistants et pourtant ressentis. Mais pour le reste, je préconise l’élimination pure et simple des croquettes, en faveur d’aliments variés allant des morceaux jetés de la table pendant les repas aux abats et os à moelle pris à son intention chez le boucher. Des os, tins-je à préciser, qu’on lui permettra d’enterrer et de déterrer à volonté. Et tant pis, insistai-je en interrompant les protestations de G…, tant pis pour la pelouse manucurée.” Je conseillai d’autre part une promenade quotidienne hors des limites de la propriété, pendant laquelle Fido pourrait, à satiété, renifler les phéromones laissées sur les poteaux et réverbères par les chiens du voisinage et marquer à sa façon son territoire. À la grande horreur de G…, j’insistai en outre pour que, après avoir crotté, son chien ait toute latitude de sentir et étudier sa production de la journée avant que le valet de chambre mexicain ou portoricain qui l’accompagnait ne s’empressât de tout escamoter. Mais ce qui dut la choquer le plus, ce
fut de m’entendre annoncer qu’une fois par mois au moins Fido devrait sortir du triangle d’or de L. A. pour aller fouiller dans les tas d’immondices des quartiers pauvres de la mégapole (certes pas à Crenshaw d’où il risquerait de ne jamais sortir vivant, mais peut-être à Compton, ou même – pourquoi pas ? – à Inglewood). Il y sentirait, lui expliquai-je, les miasmes, et saurait ainsi qu’il y a autre chose dans la vie que l’odeur du jasmin, et il s’y frotterait aussi aux chiens de rue, ce qui raviverait son instinct du danger. Ne dit-on pas qu’on flaire le danger ?
« En vérité je doutais fort que, en snob qu’elle était, G… permît à ce pauvre Fido de suivre le traitement prescrit. Mais j’estimais pour ma part avoir fait mon devoir et être désormais en mesure de lui présenter ma note d’honoraires. “Ah, docteur ! lança-t-elle après m’avoir encore une fois vivement remercié, si seulement une telle guérison miraculeuse pouvait m’arriver !” Or c’est cette remarque dénuée de toute sincérité (je te disais tout à l’heure que je soupçonnais G… de ne pas vouloir guérir) qui, vois-tu, a mis en branle la mécanique inexorable qui m’a amené là où je suis à présent.
« Et si, me dis-je une fois qu’elle eut raccroché, si j’appliquais aux humains le traitement que je venais d’appliquer avec tant de succès à ce chien ? Je passai une nuit blanche dans ma bibliothèque à potasser des ouvrages scientifiques et des revues de psychanalyse, et tout ce que j’y découvris ne fit que me conforter dans ma conviction que je venais de toucher là un vrai filon.
« Ce qui me frappa d’emblée, c’est qu’il y a encore un siècle de cela quinze pour cent au moins des patients interrogés par leur psy disaient avoir des perceptions olfactives et gustatives en rêvant. Alors qu’aujourd’hui, un pour cent tout au plus reconnaît encore rêver de saveurs et d’odeurs. Rien qu’un petit pour cent, tu entends ? Se pourrait-il, me demandai-je, que la prolifération de nos pathologies et névroses modernes ait à voir avec la tyrannie des images et des mots que nous impose notre civilisation technologique, spectacle non-stop de sons et de lumières qui ne laisse aucune place à l’épanouissement de nos sens primaires ? La réponse à cette question ne faisait aucun doute pour moi. Quelque chose, me disais-je, devait être fait, et vite fait, pour permettre à l’homme de renouer avec ses sens négligés et oubliés.
« Oui, oui, je te vois venir. Je sais ce que tu vas me dire. Tu vas m’objecter que chez les humains les cellules olfactives n’occupent que cinq malheureux centimètres carrés de la cavité nasale. Alors que chez un chien comme Fido, ou un chat comme toi, elles en occupent vingt fois plus. C’est vrai, j’en conviens. Mais, vois-tu, notre bulbe olfactif, lui, est bien plus grand que le vôtre. Et les connexions neuronales y sont – ne le prends surtout pas mal ! – bien plus nombreuses. Oui, bien plus nombreuses. Notre potentiel de réception et de transmission des stimuli olfactifs est donc bien plus important que le vôtre, et c’est ce potentiel-là – potentiel dormant, tu comprends – que j’entendais justement développer.
« Comment ? Par l’éducation, évidemment, répondis-je au chat après avoir pris le temps de lui redonner un peu de poisson. Plus précisément par l’apprentissage de la respiration. Car percevoir les odeurs ne nous vient pas naturellement. En lui-même, notre flux respiratoire normal suffit à peine pour que quatre malheureux pour cent des molécules odorantes présentes dans l’atmosphère atteignent notre épithélium olfactif. Ce qui explique que, assailli de toutes parts par des images et des sons, l’homme moderne ait fini par perdre l’odorat. Mais une inspiration forcée (ce qui se produit justement dans l’action de flairer) permet à un très grand nombre de molécules odorantes d’arriver à destination. Ma nouvelle thérapie, me disais-je donc, serait d’abord pneumatique. Il s’agirait d’apprendre à mes patients à bien respirer pour les aider à renouer avec leur odorat et avec leur sens du goût, lequel est évidemment subordonné au premier dans la mesure où les mets qu’on prend en bouche laissent échapper des substances volatiles qui, passant par la cavité nasale,
atteignent l’épithélium olfactif. Arrivé à cette conclusion, je refermai mes livres et mes cahiers et m’en fus, au petit matin, dormir sur mes lauriers.
« Cet après-midi-là, je recevais pour la troisième fois une jeune actrice qui m’avait été envoyée par un gros producteur de cinéma et qui, dès qu’elle évoquait ses relations avec son père (en fait, avec le producteur en question), réussissait l’impossible : elle vacillait alors même qu’elle était en position couchée. Après quoi elle tombait immanquablement en pâmoison. Lorsqu’elle défaillit ce jour-là, plutôt que de m’empresser auprès d’elle, je courus chercher des sels de senteur et les lui collai sous le nez (qu’elle avait, soit dit en passant, joliment retroussé). Elle sursauta comme l’avait fait Fido la veille lorsque le petit caniche blanc était venu le renifler et, tout comme lui à ce moment-là, elle sembla ne plus savoir où elle était. “Dites-moi vite ce que vous sentez”, lui demandai-je avec brusquerie, et elle, décontenancée par ma requête parce que je ne m’étais jusque-là intéressé qu’à ce qu’elle ressentait, finit par me décrire une forte odeur d’ammoniaque qui l’aurait transpercée, accompagnée par une odeur d’eucalyptus. À ma demande, elle inspira ensuite profondément et évoqua cette fois des senteurs de cuir et de bois (les fauteuils et les lambris de mon cabinet) ; puis, parlant de moi sans le savoir vraiment, elle mentionna un mélange d’odeur de vanille (mon eau de toilette !) et de tabac (mes Cohiba – et pourtant je ne fumais jamais qu’al fresco !). Elle m’impressionnait. Ce devait être sa jeunesse, en conclus-je, à moins que ce ne fût le fait qu’elle venait juste de débarquer de son Montana natal. Je ne doutais d’ailleurs pas que, n’eût été la clim, qui ralentissait le mouvement des molécules odorantes dans la pièce où nous nous trouvions, elle eût pu faire encore mieux. Je lui demandai donc de revenir me voir la semaine d’après pour me raconter, non ce qu’elle ressentait, ni ce qu’elle pensait de ce qu’elle avait vu ou entendu depuis notre dernière rencontre, mais uniquement ce qu’elle avait senti et goûté, et pour me décrire les diverses odeurs – piquantes, camphrées, éthérées, florales, musquées, mentholées, putrides, même – et les saveurs – sucrées, salées, acides, amères – dont ses journées et ses nuits avaient été peuplées.
« Au cours des six mois qui suivirent, elle revint régulièrement se coucher sur mon divan et me parler, non pas d’elle, de son enfance, de son « père » ou de ses relations amoureuses ou d’affaires, mais des odeurs et des saveurs qui l’avaient interpellée au cours de la semaine qui venait de s’écouler : l’odeur du chou qu’elle avait acheté au marché de Silverlake, l’odeur de ce même chou lorsqu’elle l’avait ensuite émincé dans sa cuisine, son odeur lorsqu’elle l’avait assaisonné, et sa saveur quand, finalement, elle y avait goûté ; l’odeur des fruits de saison gorgés de soleil ; l’odeur du poisson frais, et sa saveur lorsqu’elle l’avait mis en bouche ; l’odeur de tel ou tel lieu où elle s’était rendue ; l’odeur (et, en de rares occasions, la saveur) des corps qu’elle avait côtoyés ou touchés.
« Plus elle s’en remettait à son odorat et à son sens du goût, et plus elle découvrait, par-delà l’image visuelle projetée par ceux qui l’entouraient, qui la convoitaient ou la jalousaient, ou qu’elle convoitait ou jalousait elle-même, leur image olfactive et gustative. Car les odeurs et les saveurs, vois-tu, ont elles aussi une forme et une image. Non seulement cela, mais, contrairement aux images visuelles et auditives, elles ne mentent pas. Elles n’en ont pas le temps, tu comprends. N’importe quel neurologue te dira que l’accès des odeurs et des saveurs au cerveau se fait beaucoup plus rapidement que pour les images et les sons, lesquels empruntent pour y accéder des chemins longs et tortueux au cours desquels ils sont interprétés, ressassés et déformés en fonction de nos préjugés, finissant par nous induire en erreur. Tu devrais le savoir, toi qui te fies à ton goût et à ton odorat pour survivre. Pense un peu à notre soudaine amitié. Serait-elle fondée sur l’image visuelle que j’ai de toi, et toi de moi ? Bien sûr que non. Pas plus qu’elle n’est fondée sur ce que je te dis, et sur le sens que tu pourrais donner à mes paroles. En réalité, notre relation repose essentiellement sur l’image olfactive et gustative de ce bar grillé… Tiens, en voilà un autre
morceau… C’est précisément ce qui se passa avec cette jeune actrice. Dès lors qu’elle sut spontanément, sans calcul aucun et sans plus chercher à peser le pour et le contre d’une relation ou situation, ce qui lui convenait--ce que son instinct lui dictait--, elle se mit à revivre.
« L’avais-je guérie ? Qui pourrait le dire? Tu connais sans doute l’histoire de ce patient qui, persuadé qu’il était un grain de maïs, n’osait plus sortir de chez lui de crainte d’être avalé par une poule. Tu ne la connais pas ? Eh bien, imagine-toi qu’après des années d’hôpital psychiatrique il fut finalement déclaré guéri et prié de sortir vivre sa vie. Pourtant, une heure plus tard à peine il se présentait à nouveau devant son médecin. “Docteur, lui dit-il, je sais bien, moi, que je ne suis pas un grain de maïs… Mais les poules, elles, est-ce qu’elles le savent ?”
« C’est dire que j’ignore si cette jeune femme était vraiment guérie. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’elle était enfin bien dans sa peau. Sa peau… On touche là, si je puis dire, au toucher… Le toucher… Un autre de ces sens, plus émotionnels que rationnels, que le grand Érasme méprisait tant. Et pourtant, n’en déplaise à Érasme, être bien dans sa peau, bien sentir, bien savourer, pour ensuite – et seulement ensuite – regarder les images visuelles et écouter les formes auditives qui s’imposent à nous, la voilà bien, la clef. Pour moi, c’était une simple question de bon sens.
« En tout état de cause, fort de ce nouveau succès, je décidai de jeter par-dessus bord toute la psychanalyse telle que je la connaissais et, lui tournant résolument le dos, d’étendre ma nouvelle thérapie olfacto-gustative basée sur la seule observation à l’ensemble de mes patients. Je le fis d’ailleurs avec des résultats des plus heureux. Jeune étudiant, il m’était souvent arrivé de rêver que je révolutionnais la psychanalyse. Par moments je me voyais volontiers fondant une école qui porterait mon nom à tout jamais. Mais, très vite, la vie à L. A. étant ce qu’elle est, je m’étais laissé griser par le succès facile et happer par l’argent qui l’est autant, et j’avais enterré mes rêves d’étudiant. Eux en avaient cependant décidé autrement. Ils revinrent donc me hanter, et l’ironie du sort aura voulu que ce soit finalement grâce à l’argent et au succès que je passe à la postérité. Car si je n’avais pas habité L. A., soignant là-bas des célébrités, et si je n’avais pas connu G… , sans parler de son setter irlandais, rien de tout cela ne serait arrivé, n’est-ce pas ? Lorsque j’y pense, j’aurai eu et le beurre et l’argent du beurre. Comme quoi, on n’échappe pas à son destin.
« À propos de G…, poursuivis-je en redonnant un morceau de poisson au chat, elle seule, parmi mes patients, demeurait réfractaire à ma thérapie. Et pour cause : elle était exclusivement dans l’image. C’était son image sur le grand écran qui l’avait faite, et elle s’y identifiait entièrement, refusant d’autant plus de s’en distancer que cette image lui venait d’un passé aussi éloigné d’elle que les étoiles mortes le sont de l’image qu’elles projettent vers nous. Elle avait néanmoins tenu à poursuivre son analyse avec moi, et moi, par faiblesse, mais aussi par gratitude, j’avais accepté.
« Tout ce temps, ma notoriété n’avait fait que grandir. Mes collègues, alors, m’assaillirent. En un temps record, je réussis à mettre d’accord toutes les écoles rivales de psychanalyse et à réconcilier tous les Atrides de l’Inconscient et les frères ennemis du Divan : freudiens, annafreudiens, jungiens, reichiens, kleiniens, néokleiniens, lacaniens et j’en passe, tous se liguèrent contre moi. Évidemment, leurs critiques acerbes ne firent qu’accroître ma renommée. Ma thérapie sortit alors du cercle restreint des sommités et des célébrités pour devenir un phénomène de société. Souvent pour de mauvaises raisons, j’en conviens, comme la fois où une phrase prononcée dans une entrevue que j’avais accordée à un grand quotidien, totalement sortie de son contexte, fit le tour du pays puis de la planète. J’y disais (ce qui est d’ailleurs vrai) que, contrairement aux autres cellules nerveuses de l’organisme, les cellules olfactives, elles, se renouvellent constamment, ne mourant pour
ainsi dire jamais. Certains êtres fragiles angoissés par l’idée de vieillir eurent vite fait d’y voir une sorte de fontaine de jouvence. S’il est vrai que les cellules olfactives se renouvellent sans cesse, se dirent-ils, alors en humant, flairant, reniflant, goûtant, mastiquant, salivant et savourant on pouvait espérer demeurer jeune éternellement.
« Les gens boudaient les spectacles et les concerts pour partir en quête d’odeurs et de saveurs. Des tour-operators malins qui avaient senti le vent tourner proposaient un tourisme olfactif et gustatif : on allait quelque part non pour regarder et photographier tel ou tel monument, mais pour sentir telle ou telle odeur ; on se rendait dans telle ou telle région non pour en contempler les paysages, mais pour y goûter à tel ou tel produit local ou mets particulier. Et chez les agents immobiliers les plus futés, les placards publicitaires ne proclamaient plus seulement : Superbe propriété avec vue imprenable sur l’océan, mais : Superbe propriété baignée par les embruns, avec vue imprenable sur l’océan.
« Après les psys, ce furent les studios de production, les animateurs de télévision, les maisons de disques, les agents et imprésarios, les géants de l’Internet, les grandes firmes publicitaires, les gros cabinets de relations publiques, les chirurgiens esthétiques, les instituts de beauté, les salles de gym et, plus généralement, tous ceux qui faisaient de l’image visuelle ou auditive leur fonds de commerce qui me tombèrent dessus à bras raccourcis. J’étais devenu l’ennemi public numéro un. Je m’en inquiétais peu, du reste. D’ailleurs ce ne fut pas cela qui me fit tomber.
« Mon faux pas, vois-tu, dis-je en donnant la queue du poisson au chat, ce fut avec G… que je le commis. Un jour qu’elle était venue à mon cabinet, j’en eus assez de l’entendre pérorer, d’avoir sous les yeux son visage lifté, son corps botoxé et tout son être figé, et j’eus une envie irrésistible de la humer… Juste de la humer, tu comprends ? Je m’approchai alors de son bras nu jusqu’à le toucher ou presque, mais je n’arrivais toujours pas à la sentir. L’extrême froideur de sa personnalité semblait engourdir les molécules odorantes qu’elle exsudait, les empêchant d’arriver jusqu’à mon nez. Pour tout dire, elle était pareille à une crème glacée ; et comme toute crème glacée, pour bien la sentir, il fallait la goûter. Aussitôt dit, aussitôt fait : l’instant d’après ma langue entrait en contact avec son épaule dénudée, et je perçus une saveur sucrée. J’aurais aimé pousser mon examen plus avant. Car je n’avais fait qu’effleurer sa peau du bout de la langue, et la pointe de la langue, comme chacun sait, est surtout sensible à la saveur sucrée. Elle ne me laissa pas le temps d’approfondir la question. Bondissant du divan en poussant des cris d’orfraie, elle sortit de la pièce en me menaçant d’un scandale et d’un procès.
« Menaces qu’elle mit d’ailleurs à exécution. Très vite, je me retrouvai montré du doigt, mis à l’index, et poursuivi pour tentative de viol. Sur une patiente, qui plus est. Et quelle patiente ! Mes ennemis étant légion, je savais que je risquais et la radiation et la prison. L’exil me sembla la meilleure solution ; mon avocat pourrait mettre à profit le délai que nous offrirait la lenteur de la procédure d’extradition pour contrecarrer les projets de l’accusation. Et c’est ainsi que je me suis retrouvé dans cette cellule de prison.
« Situation sans issue, me diras-tu au vu de ces barreaux inaccessibles et de cette porte cadenassée, mais tu te trompes. Car vois-tu, dernièrement, l’affaire est devenue politique. Éminemment politique… Voici comment. Redécouvrant leurs sens oubliés, ce n’était plus de la seule industrie du spectacle que les gens se détournaient désormais, tentant de secouer le joug que faisaient peser sur eux les images et les sons dont on les abreuvait. Ils se détournaient aussi de la politique comme spectacle. Ils étaient de plus en plus nombreux à refuser d’accorder leur confiance à des politiciens qui les gavaient de mots et d’images mais restaient, à leur sens, aussi inodores qu’ils étaient sans saveur… Remarque, je ne dis pas que les gens vont aujourd’hui jusqu’à exiger qu’on les laisse renifler ou lécher un candidat avant de lui accorder leurs suffrages. Mais ils souhaitent sentir le candidat qu’on leur présente – le sentir dans tous les sens que ce terme peut avoir –, afin de s’assurer par
eux-mêmes qu’il sera plus qu’un moulin à paroles à double sens, plus qu’un jeu de miroirs sans tain, et de décider ensuite, en toute connaissance de cause, si, oui ou non, il leur convient bien.
« Pris de court par ce mouvement d’opinion, nombre de dirigeants politiques jugèrent alors nécessaire d’ajouter une note olfactive ou gustative à leur image. Ainsi, le royaume du Maroc, qui produit énormément de roses pour l’industrie de la parfumerie, décréta qu’il sentait la rose et en ajouta une à son drapeau ; la Moldavie, petit pays mais grand producteur de vin, opta pour une grappe de raisin ; en Turquie, le débat fait toujours rage entre les islamistes qui affirment que leur pays a le goût du ayran – une sorte de yaourt aigre – alors que les laïcs, eux, jurent leurs grands dieux que non, il a le goût du raki – un alcool anisé évidemment honni par les islamistes ; et chez nous, en Amérique, les républicains débattent férocement entre eux pour savoir quelle odeur et quelle saveur a le rouge, couleur de leur parti (une motion sur l’odeur et la saveur de l’éléphant, son animal emblématique, a auparavant été mise en minorité), tandis qu’à défaut de débattre des valeurs olfacto-gustatives de l’âne, leur symbole, les démocrates, eux, discutent âprement de l’odeur et de la saveur de la couleur bleue qui les représente.
« Tout cela, cependant, demeurait insuffisant. Car ce ne sont là que des mots et des symboles, vois-tu, non de vraies images sensorielles. Dire qu’un pays comme – disons – le Liban sent le cèdre ne fera jamais sentir l’odeur du cèdre à quelqu’un se promenant à Beyrouth. Il fallait trouver autre chose. Les grands stratèges des campagnes électorales, notamment chez nous en Amérique, eurent alors l’idée d’inclure, à côté de la photo de leur candidat et de son slogan, une senteur qui serait pour ainsi dire sa signature. Ils dépêchèrent leurs petites mains chez les crânes d’œufs de la Silicon Valley et les nez fins de la parfumerie européenne afin de les prier d’œuvrer de concert pour trouver un support de diffusion qui permette de propager dans le corps électoral une signature olfactive donnée. Aux dernières nouvelles ils donnaient toujours leur langue au chat.
« D’ailleurs, poursuivis-je en donnant cette fois à mon hôte la tête du poisson à croquer en guise de dessert, même si les petits génies de la technologie et de l’alchimie réussissaient un tel miracle, je crains que nos hommes politiques ne soient pas au bout de leurs peines. Car ils se retrouveront vite confrontés à un obstacle à mon sens insurmontable. Les mots et les images, vois-tu, peuvent être perçus et interprétés de manière identique par des dizaines, voire des centaines de millions d’individus différents. C’est ce qui explique le succès des grands leaders politiques qui, usant habilement de démagogie, réussissent à agréger autour de leur personne une foule innombrable de gens. Malheureusement pour eux, il n’en va pas des images sensorielles comme des images auditives et visuelles. Les images sensorielles que sont les odeurs et les saveurs, selon les individus qui les reçoivent, ne sont jamais strictement identiques. Il y a, au contraire, une extrême variabilité d’une personne à l’autre, tant en termes de sensibilité aux stimuli olfacto-gustatifs qu’en ce qui concerne la signification qu’elles peuvent leur donner. Autrement dit, la même odeur ou saveur ne sera jamais perçue et reçue de la même façon par deux individus différents, quand bien même ils seraient assis côte à côte à un meeting électoral et partageraient les mêmes idées politiques.
« C’est te dire qu’un langage dominant usant des odeurs et des saveurs comme il en existe se servant des images, des mots et des sons, n’est tout simplement pas possible. Or, sans un tel langage dominant, il n’est pas aisé de faire des hommes des agrégats, ni, à partir d’individus différents, de créer une masse homogène. Et sans masse, plus de mass media, n’est-ce pas, et plus de démagogie aussi. Et sans démagogie et sans mass media, plus de meneur et plus de chef suprême. Car qu’est-ce qu’un démagogue, si ce n’est un meneur de foules ?
« Ne t’y trompe pas, c’est une véritable révolution qui est en marche ici. Et tel que tu me vois, j’en suis l’âme et le symbole. Entré dans cette cellule en repris de justice, c’est en prisonnier politique que je l’habite à présent. Et si j’ai dû fuir les États-Unis, c’est en héros que bientôt on m’y accueillera.
« Hé ! Où diable vas-tu comme ça ? lui criai-je en le voyant bondir de la table pour atterrir sur le rebord de la fenêtre. Je ne t’ai pas tout raconté. Je ne t’ai pas encore dit tout ce que je ferai lorsque je serai élu président des États-Unis… Ah, je vois ! ajoutai-je tandis qu’il glissait lestement entre les barreaux et disparaissait de ma vue. Ainsi ce ne sont pas mes talents de conteur qui t’ont tenu tout ce temps en haleine, mais ce délicieux poisson. Poisson que tu auras d’ailleurs eu pour toi seul puisque j’étais bien trop occupé, moi, à discourir. Ne crois cependant pas que je t’en veuille. Tu as bien raison, va. Trouver ce qu’on aime, et le savourer, vaut bien toutes les histoires que les hommes peuvent raconter.
Fin