En lieu et place des supposés espions à la solde des Chinois, c’est finalement le contre-espion de Renault qui les avait démasqués à grand renfort de publicité, qui se re- trouve aujourd’hui derrière les barreaux. Rappel des faits.
En août, Renault lance une enquête interne pour soupçon d’espionnage et de corruption. Le 3jan- vier, trois cadres de l’entreprise sont mis à pied. Le 6, le ministre de l’Industrie évoque une
« guerre économique » à laquelle Renault serait confronté et, le 11, le porte-parole du gouver- nement lui emboîte le pas. Le 13 janvier, Renault dépose une plainte pour espionnage, vol et corruption, et le lendemain le parquet de Paris ouvre une enquête. Le 15, les trois salariés incriminés sont licenciés, et tout le monde s’attend à les voir arrêtés.
AVIDITÉ. Pourtant, dès début février, ce n’est plus tant ces trois « espions » qui sont sur la sellette, mais l’agent de sécurité qui les a « débusqués ». On commence à s’intéresser à ses méthodes peu orthodoxes, à sa mystérieuse source et à son compte en Suisse. Le 1er mars, le numéro 2 de Renault, Patrick Pélata, évoque pour la première fois à Matignon une possible machination. Dès lors, cette affaire d’espionnage industriel prend une tout autre allure : le 11 mars, l’agent de sécurité en question est arrêté à Roissy ; le 14, le parquet réoriente son enquête vers « une possible escroquerie au renseignement » et le soir même, à la télé, Carlos Ghosn, le PDG de Re- nault, reconnaît qu’il s’est trompé et présente ses excuses aux trois salariés qu’il a cloués au pilori.
Un dénouement, on en conviendra, digne des meilleures farces du roman d’espionnage. Rap- pelons que dans Notre Agent à La Havane, paru dans les années 50, Graham Greene mettait déjà en scène un représentant en électroménager qui, pressé par les services anglais de leur procurer les plans d’un avion secret, finit, pour ne point les fâcher et continuer à profiter de leurs largesses, par leur livrer les plans d’un… aspirateur. Plans que, dans leur aveuglement, ils prirent volontiers pour ceux de l’avion secret qui les obsédait. Plus tard, dans le Tailleur de Panama, John le Carré reprendra avec succès ce thème de l’affabulateur malgré lui.
La question qui se pose à présent est de savoir comment on a pu en arriver là. Comment les dirigeants, somme toute rationnels, d’une entreprise dont tout le travail est fondé sur la rationalité, ont-ils pu, à un tel point, verser dans l’irrationalité ? La réponse est sans doute à chercher dans ces deux pulsions primaires que les dirigeants de Renault partagent avec l’écrasante majorité d’entre nous, à savoir la peur et l’avidité.
Car on n’a jamais assez peur, tout comme on n’a jamais assez d’or, ou d’œuvres d’art, ou de savoir, ou de parts de marché, ou de notoriété.
PARANOÏA. Peur et avidité sont d’ailleurs intime- ment liées. Elles se nourrissent mutuellement et, se nourrissant, elles renforcent notre paranoïa - forme exacerbée de notre instinct de conservation et d’accumulation - tout en diffusant autour de nous, parmi nos proches, un climat délétère. C’est sans doute ce qui s’est passé chez le constructeur français.
Mus par la crainte de voir leurs secrets passer à la concurrence et par leur désir de conquérir encore plus de parts de marché, les dirigeants de l’entreprise auront laissé leur paranoïa supplanter leur raison. Ils auront de ce fait prêté l’oreille à l’hypothèse la plus alarmiste qu’on leur présentait, celle, précisément, qui caressait dans le sens du poil la peur qui ne les quitte jamais : le vol de leurs secrets les mieux gardés par un concurrent redouté. Il ne restait alors plus à leur agent de sécurité qu’à abonder dans leur sens en leur fournissant des renseignements qui les conforteraient justement dans leur paranoïa. Arrêté, ce dernier sera peut-être reconnu coupable d’escroquerie au renseignement. Pourtant, on aurait tort de lui jeter la pierre. Car en définitive, il n’aura fait que jouer la partition musicale que ses patrons souhaitaient entendre.
NAÏVETÉ. Quant à ces derniers, on se moquera probablement d’eux du fait de leur naïveté, comme on mettra en doute leur capacité à gérer une entreprise comme Renault. Pourtant, là aus- si on aurait tort de leur jeter la pierre. Car leurs goûts musicaux, et les partitions qu’ils aiment à écouter, leur sont dictés, non par quelque sens inné de l’harmonie et de la beauté, mais par notre société, qui aura érigé la compétition et la compétitivité en valeurs suprêmes.
« Ne cherchez jamais la perfection, mais toujours l’avantage », aimait à dire Steed-Asprey, professeur à Cambridge et recruteur pour le MI6 dans les premiers romans de Le Carré. Et voilà qu’aujourd’hui, de ce Steed-Asprey, nous sommes tous les disciples zélés.