ESPRIT — L’effondrement du mur de Berlin en novembre 1989 et les événements de Moscou en août dernier ont totalement bouleversé la configuration géopolitique dans laquelle nous vivions depuis la fin de la dernière guerre. Quel impact ces bouleversements auront-ils sur l’espionnage et sur les espions ?
Percy Kemp — Les espions que nous connaissons ont effectivement été modelés par les accords de Yalta, conclus dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Yalta avait effectué un certain balisage de l’espace géopolitique selon un vecteur Est-Ouest. Les espions des deux blocs eurent alors pour mission de contrôler et de gérer ce balisage, de protéger les zones d’influence qui en découlaient, et de s’efforcer de grignoter du terrain pour leurs bords respectifs sans pour autant remettre en cause l’ensemble de la configuration. Pendant plus de quarante ans, tous ces espions ont fonctionné avec plus ou moins de succès mais toujours en bonne conscience, en se fondant sur le concept d’un ennemi aisément identifiable. Le manichéisme qui régissait les relations internationales convenait d’ailleurs parfaitement bien aux services de renseignements qui pouvaient tranquillement former des cadres, planifier, identifier des objectifs stratégiques, budgétiser, se constituer un savoir cumulatif sur l’Autre, et lancer des opérations à long terme (agents dormeurs, sape, agents d’influence, désinformation). Tout cela était rendu possible parce que de part et d’autre on avait la certitude qu’on aurait toujours affaire au même ennemi, identifiable et immuable, à un ennemi qui pouvait se renforcer, ou s’affaiblir, mais non changer. Yalta fut en fait le sommet des certitudes, et Yalta a effectivement donné naissance à un certain type d’espion et à un certain type de traître qui ont peuplé le monde du renseignement et que John Le Carré a si bien décrits dans les romans où il met en scène le couple Smiley/Karla. A contrario, le sommet soviéto-américain de Malte, en novembre 1989, a été le sommet des incertitudes. Malte a rendu possibles et l’effondrement du mur du Berlin fin 1989, et la victoire américaine sur l’Irak au début de 1991, et l’échec du putsch de Moscou en août dernier. Le sommet de Malte a sonné le glas du manichéisme et de la géopolitique bipolaire. Pourtant, le sommet de Malte n’a pas substitué à l’ancien balisage de l’espace géopolitique un balisage nouveau. Si la configuration géopolitique binaire née de la dernière guerre a effectivement vécu, celle qui devrait la remplacer ne s’est pas encore définitivement imposée. Certes, nous pressentons que cette nouvelle configuration sera monopolaire, et à dominante anglo-saxonne, mais nous ne savons pas encore combien de temps il lui faudra pour se mettre en place, si elle finira par régner sans partage, ou si elle devra tolérer, en deçà d’elle, des configurations polypolaires à vocation régionale. D’où l’incertitude. Et cette incertitude pèse très lourd sur nos espions et nos services de renseignement, habitués à fonctionner sur la base d’un IFF (Identification Friend Foe, Identification Ami Ennemi) clair et net et d’un rapport pérenne à un ennemi rassurant. John Le Carré ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Dans The Russia House (la Maison Russie) comme dans The Secret Pilgrim (le Voyageur secret), il montre bien comment l’empire soviétique n’a pas tant explosé, comme l’affirment certains, qu’implosé. Nous assistons donc non pas à un affaiblissement de l’ennemi, mais à sa disparition pure et simple pour cause de suicide. Nous sommes en fait entrés dans une zone de turbulence où se poseront de manière croissante des problèmes relatifs tant à l’orientation du nouveau balisage géopolitique qu’à la hiérarchisation interne de la nouvelle configuration. Les impondérables sont nombreux
Il y a tout de même, dans toute cette confusion, une certitude. Nous savons déjà que ce sont les Etats-Unis d’Amérique qui occuperont le sommet de la hiérarchie.
c’est justement en deçà des États-Unis que se situe la zone de turbulence. Certaines nations se sont déjà insérées dans la nouvelle configuration et y occupent déjà leur rang dans la hiérarchie. Ainsi, la Grande-Bretagne qui, après avoir raté le coche en 1989 avec la réunification de l’Allemagne, s’est bien rattrapée l’année suivante avec la guerre du Golfe. Mais aussi, le royaume d’Arabie saoudite qui, après s’être totalement aligné sur la politique américaine lors de la guerre du Golfe, sait à présent quelle place et quel rôle lui sont dévolus dans la nouvelle configuration (ainsi, son rôle au sein de l’OPEP) et peut désormais poursuivre ses propres desseins régionaux. D’autres pays, tels l’Allemagne ou la Russie, ne se sont pas encore effectivement insérés dans la nouvelle configuration mais ont néanmoins pris une bonne option pour y occuper une place de choix vers le sommet de la hiérarchie. D’autres, comme la France, se cherchent encore dans la confusion des vecteurs d’hier : Est-Ouest. Nord-Sud. Il y a aussi des pays, tel l’Irak, qui se retrouvent totalement exclus et se voient contraints d’occuper au sein de la hiérarchie un rang subalterne sans mesure avec leurs potentialités réelles. Il y a enfin des pays, tel Israël, qui s’excluent eux-mêmes et qui ne se décident pas encore à jouer le nouveau jeu. Tout ce monde devra se mettre en place, occuper son aire dans la configuration et son rang dans la hiérarchie, avant qu’on puisse parler de certitudes et identifier durablement les nouveaux ennemis et les nouveaux amis. Ce n’est qu’alors que les services de renseignement pourront planifier, budgétiser, former des cadres et identifier des objectifs stratégiques.
Les services de renseignement continuent pourtant de fonctionner. Sur quelles bases le font-ils aujourd’hui ?
Ils font de leur mieux pour se raccrocher. Les espions d’ancien régime survivent en fait tant bien que mal en s’occupant de menaces reconnues. Confrontés à la disparition de l’ennemi traditionnel, communiste ou capitaliste, ces espions prônent aujourd’hui l’union internationale des « bons » contre les « mauvais » : trafiquants d’armes et de drogue, dictateurs fous, banquiers véreux, terroristes. C’est d’ailleurs dans cette optique que travaille le tout nouveau patron de l’espionnage soviétique, Evgueni Primakov. Dans The Secret Pilgrim (le Voyageur secret), Le Carré fait du vieux Smiley un membre du Comité des droits de pêche, une sorte de commission mixte du Sis britannique et du KGB soviétique.
Ces menaces sont pourtant réelles. Les problèmes de drogue, de blanchiment des capitaux, de prolifération des armements nucléaires ou chimiques vont peser lourdement sur notre société dans l’avenir.
C’est vrai. On pourrait même y ajouter la menace éventuelle d’un anarchisme violent et terroriste lié à ce qu’on appelle « la fin de l’histoire » et à la frustration provoquée par le rôle croissant de l’État dans la gestion de notre vie quotidienne. N’empêche que toutes ces menaces-là ne sont pas formatrices de l’ethos du nouvel espion, ni de la structure des services de renseignement de l’avenir. Pourquoi ? Tout simplement parce que ces menaces relèvent désormais plus d’un travail de police que d’un travail de renseignement à proprement parler. A ce titre, leur traitement ne différera pas du traitement du grand banditisme. Dans le cadre de la nouvelle configuration mondiale, ces menaces sont désormais dépolitisées, et elles seront traitées par des services qui, eux aussi, le seront de plus en plus. Or, un service de renseignement ne se conçoit pas sans un rapport au politique : rapport au pouvoir d’un côté, rapport à l’Autre et à la politique étrangère de l’autre. La mission d’un service de renseignement diffère de celle d’un service de police en ce sens qu’elle implique la recherche et la mise à jour d’une logique politique sous-tendant de telles menaces, et d’une éventuelle ingérence étrangère les soutenant. Si ces menaces de drogue, de blanchiment de capitaux, d’armes chimiques, sont dépolitisées (et elles le sont de plus en plus), alors leur traitement relèvera plus du policier et de l’informateur que de l’officier traitant et de l’espion. Et les officiers traitants et les espions qui, aujourd’hui, s’accrochent désespérément au traitement de ces menaces pour survivre et justifier leurs budgets et leurs caisses noires se muent graduellement en policiers et en informateurs.
Où se situe alors la sphère d’activité du nouvel espion ?
Justement dans le traitement des menaces et des impondérables inhérents à cette période de mise en place du nouvel ordre mondial, de balisage de l’espace géopolitique, et de stabilisation de la hiérarchie entre les nations. La véritable mission de l’espion réside en fait dans son appréhension des incertitudes de la période actuelle, dans les renseignements qu’il fournira sur les puissances (« alliées » ou non) qui influent sur le sens de l’histoire, et dans les actions qu’il mènera pour infléchir au profit de son pays le balisage qui se met en place, pour accroître son aire de rayonnement et pour améliorer son rang dans la hiérarchie. Au moment où les policiers s’activent et coopèrent avec des policiers d’autres pays pour contrer les menaces posées par la drogue, les armes chimiques ou les flux incontrôlés de capitaux, l’espion aura pour tâche essentielle d’établir un barème IFF d’identification de l’ami et de l’ennemi. Il se constituera du coup même un ethos particulier qui n’aura rien à voir avec celui du policier ou même de l’espion d’ancien régime. La période transitoire de flou excessif dans laquelle nous vivons est formatrice de l’ethos du nouvel espion et esquisse le profil des nouveaux services de renseignement de l’avenir. Mais cet ethos ne sera définitivement fixé, et ces structures ne seront réellement stabilisées, que le jour où le balisage de l’espace sera terminé, que la hiérarchie nouvelle se sera mise en place, et qu’on pourra clairement identifier l’ami et l’ennemi.
Les notions d’ami et d’ennemi sont toujours entourées de flou, et on dit de plus en plus que c’est la notion de concurrent qui primera, et que l’avenir appartient désormais à l’espion économique, industriel ou commercial.
Les désaccords relatifs au GATT et la pénétration commerciale japonaise en Europe poussent effectivement aujourd’hui les espions à chercher à se recycler sur le créneau du concurrent économique par opposition au vieil ennemi idéologique. Un ancien patron de la DGSE y a d’ailleurs fait allusion récemment en déclarant que les services français avaient espionné des industriels américains, et la CIA vient de se doter d’un département de renseignement économique dont la cible principale sera les alliés occidentaux de la veille. Il me semble, cependant, que dans cette période de flou où le balisage de l’espace ne s’est pas encore affirmé et où l’IFF demeure incertain, l’espionnage économique national devrait être bridé. Durant cette période, l’espionnage économique en roue libre devrait en fait rester l’apanage des sociétés elles-mêmes, qui sont mieux placées que l’État pour connaître leurs besoins opérationnels et pour arrêter les IFF et les plans de collecte appropriés. L’espionnage économique entendu comme véritable entreprise d’État ne devrait commencer qu’une fois que l’État aura établi son IFF et son plan de collecte politiques. L’espionnage économique entendu comme entreprise d’État devra nécessairement être subordonné à l’espionnage politique. Sinon, nous risquons de voir les agences gouvernementales de renseignement axer leurs efforts sur l’espionnage économique et servir non l’État, mais des groupes industriels ou commerciaux privés dont les intérêts ne coïncideront pas nécessairement avec ceux de l’État. Nous l’avons vu en Allemagne dans les années 1980, quand l’industrie et le patronat ont effectivement finance illégalement les activités des services secrets, et nous l’avons vu plus récemment en Union soviétique quand le KGB a offert ses services aux nouvelles entreprises capitalistes. Si l’espionnage économique officiel est autorisé aujourd’hui à se développer en roue libre, en puisant dans les ressources humaines et techniques qui étaient jusqu’à récemment axées sur l’ennemi idéologique, nous risquons de voir le patronat et les groupements d’intérêts noyauter les services secrets et finir par les diriger. Si l’on veut éviter que les ploutocrates ne finissent par dominer les services secrets, il faudra brider momentanément l’espionnage économique entendu comme entreprise d’État et laisser le soin de l’espionnage commercial et industriel aux sociétés elles-mêmes dans l’attente de la formulation d’un IFF et d’un plan de collecte politiques
L’État se doit pourtant d’appuyer les efforts de l’industrie nationale et l’aider à trouver des marchés et à décrocher des contrats.
C’est vrai. Mais l’État doit surtout le faire par l’entremise de l’espionnage politique et, en tout cas, en subordonnant constamment l’espionnage économique à l’espionnage politique. La DGSE pourrait aujourd’hui consentir un gros effort pour espionner l’Américain General Dynamics au profit de Dassault. Cela n’empêchera pourtant pas l’Arabie saoudite de préférer, pour des raisons purement politiques, acheter un avion de combat américain même s’il est plus onéreux ou moins performant que l’avion de Dassault. C’est dire que l’espionnage économique en lui-même ne suffit pas. Il doit nécessairement être couplé, voire subordonné, à l’espionnage politique. Et c’est justement là que réside l’une des missions du nouvel espion : contribuer à renforcer l’influence de son pays dans les pays-clients, préserver les marchés protégés, empiéter sur les marchés protégés des autres, et offrir à son gouvernement des points d’ancrage locaux (tel ministre ou tel fonctionnaire) que ce même gouvernement gérera par la suite à son profit comme au profit des sociétés nationales. Le modus operandi français en Afrique est à ce propos probant.
Outre l’espionnage économique, on parle beaucoup de l’espionnage technique : l’espion traditionnel serait mort, pour être remplacé par le satellite-espion.
Cette évolution ne date pas d’hier. En fait, dans les pays industrialisés, et notamment chez les cinq grands du Conseil de sécurité de l’ONU, le renseignement technique (Sigint, Elint et Commint) s’était considérablement développé au cours des dernières années au détriment du renseignement de source humaine (Humint). Dans Eeeny Meeny Miny Mole, Marcel D’Agneau décrit très bien le triomphe définitif des « techniciens » sur les « humains ». Le titre de l’ouvrage, qui rappelle Tinker Tailor Soldier Spy de Le Carré, et le pseudonyme de l’auteur, laissent à penser qu’il y a peut-être dû Le Carré derrière tout cela. Graduellement, le Humint était devenu une simple force d’appoint pour une collecte qui s’appuyait de plus en plus sur le satellite, le micro, l’écoute téléphonique et radiophonique, ou le contrôle des transmissions de données par télécopieur ou par ordinateur. Et je pense que dans les services de renseignement traditionnels, les services d’ancien régime, cette tendance se renforcera. Mais je pense aussi que, contrairement à ce qu’on aura connu dans la période précédente, à l’avenir l’espion et le Humint pourront se développer indépendamment de la collecte technique et dans le cadre de structures autonomes. Le renseignement technique et le Humint rempliront désormais des tâches totalement différentes, parfois même des tâches contradictoires. Au renseignement technique, qui restera l’apanage des services de renseignement existants, échoira de plus en plus la tâche de contrôler et de gérer le balisage qui s’effectue du nouvel espace géopolitique. Dans la nouvelle configuration monopolaire, le renseignement technique remplira probablement la mission essentielle de dissuasion qui revenait dans l’ancienne configuration bipolaire à l’arme nucléaire. Il sera donc policier plus qu’espion. Il sera l’apanage des grands et, chez les grands, des Etats-Unis. Les puissances de deuxième rang comme la France ou la Grande-Bretagne qui auront certainement recours à ce type de renseignement technique devront nécessairement en partager l’exploitation avec leurs pairs, et surtout avec le grand frère américain. Dans la nouvelle configuration géopolitique, le renseignement technique sera en fait essentiellement supranational, traitera surtout de menaces transnationales (drogue, flux financiers, prolifération d’armements), et la marge de manoeuvre des nations de deuxième rang sera nécessairement très réduite, et en tout cas subordonnée aux Etats-Unis. Ces nations de deuxième rang feront en fait souvent figure de simples agences de collecte, mais elles seront rarement en mesure d’exploiter unilatéralement le renseignement ainsi recueilli.
En d’autres termes, le renseignement technique servira avant tout et surtout les États-Unis.
Oui, dans la mesure où ce même renseignement sera au service du nouvel ordre mondial, et dans la mesure où les Etats-Unis s’y retrouvent en position dominante.
Est-ce parce que les États-Unis possèdent justement les moyens les plus étendus, les plus performants et les plus sophistiqués de collecte technique ?
En partie, seulement. Et en partie aussi parce que c’est la nature même de la collecte technique du renseignement qui le veut. La collecte technique met en effet les informations, secrètes, confidentielles ou publiques, à la disposition de toute nation ou partie qui a les moyens techniques et financiers d’assouvir son désir de savoir. Cette collecte est quantitative beaucoup plus que qualitative. Elle ratisse large, très large, et effectue une saisie globale. Par principe, dans la collecte technique il ne peut y avoir ni monopole, ni exclusivité. Un satellite-espion américain et un autre soviétique peuvent, en principe, prendre les mêmes photos de la région du Golfe. Les Britanniques et les Allemands peuvent, en principe, intercepter tous deux les communications entre l’ambassade d’Iran à Berne et Téhéran. Et des services rivaux ou parallèles peuvent en principe mettre la même ligne téléphonique sur écoute ou sonoriser la même chambre d’hôtel. Dans le renseignement technique, il faut donc partir du principe qu’il n’y a pas de monopole ou d’exclusivité assurés. Et parce qu’on part de ce constat que l’information recueillie, d’autres ont pu la recueillir, on peut difficilement faire de la rétention d’information. Surtout à l’égard du grand frère américain. Et quand il n’y pas rétention, exclusivité, secret, il peut difficilement y avoir exploitation unilatérale au niveau purement national. C’est pourquoi le renseignement technique reste un terrain de prédilection pour l’échange d’information et la coopération entre services. Et c’est pourquoi il reste et restera l’apanage des services déjà existants, des services d’ancien régime qui se recyclent aujourd’hui en se transformant en services policiers qui contribuent à asseoir le nouvel ordre mondial et à placer volens nolens les Etats-Unis à sa tête.
En fait, un pays de deuxième rang n’aurait pas vraiment intérêt à engloutir des sommes folles dans la collecte technique du renseignement ; puisque d’un côté il ne peut être assuré d’avoir l’exclusivité du renseignement ainsi recueilli, et que d’un autre côté il renforcerait l’emprise américaine sur le nouvel ordre mondial et confirmerait sa propre subordination aux États-Unis.
C’est un peu plus compliqué que cela. Si j’ai raison de croire que le renseignement technique remplit désormais une mission impériale de dissuasion qui revenait par le passé à l’arme nucléaire, alors un pays comme la France devra développer ses moyens de collecte technique afin d’accroître sa contribution nationale au contrôle et à la gestion du balisage de l’espace, et pouvoir du coup briguer un rang élevé dans la hiérarchie qui se met en place. Il va en effet de soi que le rang qu’un pays occupera dans la hiérarchie sera en partie fonction de sa contribution au pool de renseignement mis en place sous l’égide des États-Unis pour contrôler et gérer le nouveau balisage de l’espace. Dans la nouvelle configuration géopolitique, le renseignement technique et les services d’ancien régime qui le prendront en charge contribueront en fait à déterminer le rang qu’occupera un pays donné dans la hiérarchie au jour J de la mise en place du nouvel ordre mondial.
Et au jour J + 1 ?
A partir du jour J + 1, ce sera à l’espion, au nouveau service de renseignement, de jouer. C’est en effet là que se situe la véritable marge de manoeuvre des nations. Contrairement au renseignement technique (relativement public dans sa saisie et multiple dans son exploitation), le renseignement Humint de source humaine est en principe exclusif et secret. Certes, l’agent double existera toujours. Mais, une bonne manipulation aidant, l’agent double sera toujours l’exception, jamais la règle. En principe, les renseignements fournis par une source de pénétration ou une source bien placée sont secrets et exclusifs, et donc unilatéralement exploitables dans le cadre d’une opération nationale. En s’appuyant sur de tels renseignements, un pouvoir politique donné peut élaborer une stratégie de pénétration, d’influence ou d’ingérence dans un pays tiers sans craindre que ses plans soient éventés dès le départ et connus des ses pairs (alliés ou non). Qui plus est, le renseignement de type Humint donne à qui veut l’exploiter un certain seuil d’impunité, ou en tout cas une certaine marge de démenti. C’est donc précisément à ce niveau, dans le Humint, que se situe la marge de manoeuvre autonome d’un pays dans l’action clandestine extérieure. Bien armé à ce niveau, un pays peut agir clandestinement pour renforcer sa sphère d’influence, voire pour empiéter subrepticement sur la sphère d’influence d’autrui. Alors que le renseignement technique, apanage des services traditionnels, agit verticalement avant et au jour J, et influe sur le rang qu’un pays donné doit occuper dans la nouvelle hiérarchie, le renseignement de type Humint, qui devrait être l’apanage du nouvel espion, agit horizontalement dès le jour J + 1, et influe sur l’aire qu’occupera un pays donné dans la nouvelle configuration. Si le renseignement technique (qui est impérial, strié, surcodé, supranational, policier, consensuel, lobotomisé et dépolitisé) participe au contrôle et à la gestion du balisage, ainsi qu’à la réaffirmation des rangs dans la hiérarchie, le renseignement de source humaine (qui est lisse, vierge, national, politisé, conflictuel, agressif, et imaginatif) participe, lui, à la correction des écarts, à certains ajustements, et à l’extension de l’aire « légitime » d’un pays déterminé.
On a l’impression à vous entendre que le nouvel espion sera farouchement nationaliste, autoritaire et chauvin.
Je ne sais pas si le nouvel espion sera chauvin ou non, démocrate ou non, s’il sera protectionniste, néocolonialiste, et s’il respectera ou non la loi et les libertés individuelles. Ce que l’on peut dire, par contre, c’est que le nouvel espion sera à l’image du pouvoir qu’il servira et auquel il devra nécessairement être intimement et organiquement lié. Or, ces nouveaux pouvoirs auxquels le nouvel espion viendra offrir ses services commencent à peine à se mettre en place. Aux États-Unis, on a vu que la crise du Golfe a graduellement drainé la prise de décision du Capitole vers la Maison Blanche, renforçant du coup le régime présidentiel. La victoire militaire contre l’Irak est ensuite venue consacrer le triomphe de l’exécutif américain sur le législatif. Dans la nouvelle Rome, Bush-César a fini par s’imposer, marginalisant du coup le Congrès-Sénat. Et les rapports de pouvoir aux États-Unis resteront ainsi tant que Bush sera en mouvement, tant que le nouvel ordre mondial ne se sera pas figé, tant qu’il y aura des crises, des conflits. Le premier mandat de Bush sera donc celui d’un conquérant. Son second mandat sera probablement un mélange des deux, du conquérant et du gestion maire. Le temps de mettre en place le nouveau balisage, et d’y asseoir la suprématie américaine. Ce n’est qu’alors, vers la fin du second mandat de Bush, et surtout sous son successeur, que les exigences de la gestion quotidienne re prendront petit à petit le pas sur celles de la phase de crise et de conquête. Et c’est peut-être à ce moment que le pouvoir décisionnaire commencera à échapper à l’exécutif, et que le législatif reprendra certains de ses droits. Mais pour l’instant, le pouvoir aux Etats-Unis devrait prendre l’allure d’un pouvoir présidentiel fort, personnalisé, puisant sa légitimité dans son mythe de roi-magicien et dans sa victoire sur l’Irak, ainsi que dans un rapport médiatique direct à la masse américaine par-dela les représentants légitimes de cette même masse. Dans ce pays, l’espionnage sera intimement lié à la personne du président, il sera pris en charge par un proche du président, et il fonctionnera en capitalisant sur le mythe du président et sur son pouvoir de roi-magicien. En deçà de ce pouvoir américain, les pays qui voudront se situer dans l’orbite de Washington et y puiser une bonne part de leur cohérence interne pourront se permettre de fonctionner selon un mode de pouvoir relativement éclaté. Ils pourront se payer le luxe de systèmes décisionnaires consensuels de type parlementaire (Grande-Bretagne), clanique (Arabie saoudite), voire paranoïaque (Israël). Ces pays-là pourront se permettre des services de renseignement plus institutionnels que personnalisés, et plus consensuels qu’autoritaires, dans la mesure où ils iront puiser leur cohérence dans un rapport au roi-magicien américain. Dans ces pays-là, l’absence d’un roi-magicien ne se fera pas vraiment sentir. Ils pourront être dirigés par un ou plusieurs prêtres-juristes sans que cela grève le système décisionnaire. Par contre, les pays qui voudront s’autonomiser, et qui refuseront d’aller puiser la cohérence de leur pouvoir interne outre-Atlantique (la France, peut-être, et plus tard pourquoi pas la Russie), ne pourront pas se permettre un système décisionnaire trop consensuel. Dans ces pays-là, la recherche d’un consensus trop grand sera antinomique des exigences de la constitution d’un pouvoir interne autonome et de son rayonnement externe. Ces pays devront très vite choisir entre la recherche du consensus interne et la volonté de puissance externe. En refusant de se reconnaître dans le roi-magicien américain, ils s’imposent en effet de se trouver un roi-magicien qui leur serait propre et qui serait à même de promouvoir leur influence et leur rayonnement en aval auprès des pays-cliente-marches. Il apparait donc que dans ces pays-là une concentration du pouvoir dans Je cadre d’un régime présidentiel fort est nécessaire afin d’éviter que la recherche du consensus ne mène à la paralysie et à la déperdition d’énergie (le cas français), voire au chaos (le cas russe). La poursuite d’une politique étrangère autonome est à ce prix.
Y a-t-il aujourd’hui des services de renseignement plus adaptés que d’autres aux exigences de la nouvelle donne ?
Dans le court terme, et alors que le nouvel ordre mondial ne s’est pas encore imposé, des services comme les services israéliens sont certainement favorisés par rapport à d’autres : dans la mesure où leur ennemi est toujours clairement identifié, dans la mesure où ils jouissent encore d’un rapport intime et privilégié au pouvoir politique, et dans la mesure où Israël persiste encore à vouloir se situer en dehors de la nouvelle donne et en quelque sorte hors de l’histoire. Mais ça ne peut pas vraiment durer, et ces atouts deviendront, un peu plus tard, autant de handicaps. A moyen terme, et outre les services et les espions anglo-saxons à qui on ne demandera rien de plus que de la gestion de crise, et qui ne seront pas appelés à changer fondamentalement, l’avenir appartiendra certainement aux services et aux espions dont l’identité nationale et l’appareil de pouvoir sont actuellement en voie de constitution « à chaud » dans un contexte de crise (ainsi, la Russie, la Serbie ou la Croatie). Dans ces pays-là, les services de renseignement sont en train de se constituer empiriquement, et ils accompagnent naturellement l’émergence d’un pouvoir auquel ils se trouvent être organiquement liés. Il n’y a pas de superflu, dans ces services, il n’y a pas de gras. Ils opèrent et grandissent en naviguant à vue, à la faveur des exigences du pouvoir qu’ils servent et en fonction de ses craintes et de ses ambitions. Les satellites-es-pions soviétiques ne sont d’aucune utilité pour la Russie de Eltsine. Le petit noyau du KGB russe lui suffit pour l’instant. Le KGB de Eltsine n’est pas, loin s’en faut, le KGB régulateur, observateur, contrôleur et Éminemment technique des Soviétiques. C’est un KCB Humint, un KGB « humain » qui s’appuie essentiellement sur des officiers traitants et des sources, et qui remplit une fonction essentielle de collecte de renseignements couplée à une fonction complémentaire de manipulation. Le vieux KGB soviétique a probablement perdu la partie parce qu’il avait fini par substituer à la relation duplex de manipulation entre la source et son traitant une relation simplex d’observation et de contrôle pur et simple entre l’observateur et l’observé, l’écouteur et l’écouté, le gouvernant et le gouverné. Les relais humains internes de coercition et de manipulation psychologiques avaient fini par disparaître, comme avaient disparu avant eux les relais humains externes de manipulation et de canalisation idéologiques (Komintern, IIIe Internationale). Ce sont ces relais, justement, qu’un pouvoir en voie de constitution comme le nouveau pouvoir russe se doit de recréer s’il veut s’imposer. Et il ne peut le faire que pas à pas, en s’assurant d’abord un continuum partisan (une Ðassabîya comme dirait Ibn Khaldon), puis un continuum moscovite, puis un continuum russe, puis un continuum néosoviétique, et enfin un continuum extérieur. Le pouvoir américain, lui, dispose d’une position de domination idéologique, culturelle, politique et militaire. Il peut donc se permettre, à la rigueur, de privilégier le renseignement technique en simplex et de négliger le renseignement Humint en duplex. Sa position dominante lui confère en effet une force d’attraction phénoménale génératrice de « renseignement volontaire » de type walk-in : les sources se bousculeront à sa porte pour se faire recruter et se mettre à son service. Mais tous les pouvoirs qui, en deçà des États-Unis, cherchent actuellement à se constituer, ou à se reconstituer, et qui voudraient rayonner de manière plus ou moins autonome, devront nécessairement privilégier l’espionnage Humint, la manipulation et le mode duplex, afin de se constituer un tissu de relations de pouvoir qui partirait graduellement du centre pour atteindre les limites naturelles de son extension.
Quel serait le meilleur profil du service de renseignement de demain ?
C’est un service de renseignement qui serait dirigé par une personne qui aurait contribué à la survie physique ou politique du pouvoir. Je pense, par exemple, à Robert Gates qui n’a eu de cesse de protéger Bush du scandale de l’Irancontragate, ou aux officiers du KGB russe qui ont aidé Eltsine à déjouer le putsch. Et ce chef de service ne sera pas un simple technocrate, mais un intime du roi-magicien, une sorte d’éminence grise. Le service qu’il dirigera s’appuiera sur un mythe fondateur, en l’occurrence celui d’une victoire réelle ou imaginaire sur un ennemi du roi-magicien. Ce service sera fortement personnalisé. Il privilégiera la collecte de source humaine sur la collecte technique, il se développera en dehors des structures actuelles qui sont complètement subordonnées à la nouvelle configuration à dominante anglo-saxonne. Il se développera empiriquement au gré des appréhensions et des ambitions du roi-magicien. Il laissera de côté toute vocation universelle et toute tentation de saisie totale pour se concentrer d’abord sur le renforcement du roi-magicien à l’intérieur, et ensuite sur l’extension de son influence dans des cadres régionaux précis entendus comme le prolongement externe du tissu interne du pouvoir.
Et la traduction française de ce modèle serait…
-Tout dépendra en fait de la politique étrangère que la France voudra suivre. Si la France veut se contenter d’assurer son rang dans la nouvelle hiérarchie mondiale (comme elle l’avait déjà fait après la victoire des Alliés sur les puissances de l’Axe en 1945), alors des ajustements de forme au sein des services déjà existants seraient suffisants. Si, par contre, la France entend non seulement assurer son rang, mais aussi renforcer et accroître son aire, alors il lui faudra se doter en parallèle d’un nouveau service de renseignement. C’est un peu dommage parce que la France a déjà raté une bonne occasion en 1989. A la suite de la réélection de François Mitterrand, et dans la foulée de la victoire des socialistes aux législatives, la France aurait pu, avec une meilleure lecture des événements mondiaux, capitaliser sur la continuité du pouvoir présidentiel pour effectuer une refonte totale de ses services de renseignement. A présent que le second septennat du président touche à sa fin, une telle refonte est souhaitable, elle est toujours possible, mais elle devient délicate. Beaucoup dépendra en fait du profil du prochain président. Si nous avons affaire à un prêtre-juriste, à un gestionnaire, à un candidat de compromis, la politique étrangère de la France risque d’être encore plus hypothéquée, et les services existants devraient pouvoir se maintenir. Si par contre nous avons affaire à un autre roi-magicien, alors on peut imaginer que les services actuels soient refondus dans une nouvelle structure qui dépendrait du Premier ministre, et qu’un nouveau service de renseignement soit créé en parallèle qui dépendrait, lui, du président. Les services refondus dépendant du Premier ministre auraient une mission essentielle de gestion et de liaison visant à assurer le rang de la France dans la nouvelle hiérarchie mondiale, alors que le nouveau service de renseignement présidentiel aurait pour mission de promouvoir la politique étrangère autonome de la France et d’6 tendre l’aire d’influence de ce pays. Le patron de ce service serait un intime du président e I son éminence grise — ou à défaut son âme damnée ; ce service serait personnalisé et fonctionnerait comme une clique en recrutant grâce à un système de old boy network ; son mythe fondateur serait un éventuel succès — en Afrique par exemple ; sa collecte sélective s’appuierait surtout sur des sources de haut niveau, d’honorables correspondants, des hommes d’affaires politisés et des Levantins et des Africains « naturalisables » alliant le renseignement et l’influence : il subordonnerait la collecte technique en simplex à la collecte Humint en duplex ; et son aire d’influence naturelle serait l’Europe, la Méditerranée et l’Afrique.
Et la Communauté européenne, dans tout ça ?
Pour l’Europe, le problème ne se pose même pas dans la mesure où l’on ne voit pas encore un pouvoir européen en constitution. Même pas un pouvoir européen ploutocratique. L’Europe attend encore son roi-magicien.
Propos recueillis par Olivier Mongin