Septembre 1982 : alors que l’armée israélienne assiège l’O.l.p. dans Beyrouth, l’envoyé spécial du président Reagan, Philip Habib, et le président du comité exécutif de lO.l.p., Yasser Arafat, parviennent à un accord prévoyant l’entrée des Palestiniens dans le processus de paix et dans d’éventuelles négociations avec Israël sous l’égide des Etats-Unis, en contrepartie de l’évacuation des troupes de l’O.l.p. de Beyrouth.
Mars 1986 : alors que le roi Hussein de Jordanie et Yasser Arafat annoncent l’échec des pourparlers jordano-palestiniens relatifs à la formation d’une délégation commune pour négocier avec Israël sous l’égide des Etats-Unis, le n° 2 du Fatah, Abou Iyad, lance un appel aux combattants palestiniens, les invitant à retourner au Liban, et la Galilée est atteinte par des tirs de roquettes en provenance du Sud-Liban.
Sonnant le glas du plan de paix du président Reagan, l’échec des négociations jordano-palestiniennes délie l’O.l.p. et les Etats-Unis de l’accord auquel les deux parties étaient parvenues en septembre 1982, et clôt un cycle de négociations et d’activité diplomatique intense qui s’était étalé sur plus de trois ans.
Entre septembre 1982 et mars 1986, les Libanais ont cru pouvoir délier la crise du Liban de celle, plus générale, du Moyen-Orient, et poursuivre une politique de « développement séparé ». Chemin faisant, le Liban a vu son paysage géopolitique se modifier dramatiquement.
On pourrait découper en trois phases distinctes l’histoire du Liban depuis septembre 1982. La première de ces phases débute avec l’avènement d’Amine Gemayel à la présidence de la République et se termine avec l’abrogation de l’accord libanoisraélo-américain du 17 mai 1983 au mois de mars 1984.
Durant cette phase, le président Gemayel a tenté d’établir au Liban un régime pluri-communautaire libéral dominé par les chrétiens, tourné vers l’Occident et non hostile à l’État d’Israël. Ce projet bénéfciait de l’appui des puissances occidentales (Etats-Unis, Grande-Bretagne, France, Italie), lesquelles avaient dépêché au Liban les contingents de la Force multinationale, et plus particulièrement des Etats-Unis dont la VIe flotte croisait au large des côtes libanaises, et qui avaient grandement contribué à réarmer et à réorganiser l’armée libanaise pour en faire l’instrument de pouvoir du président Gemayel au détriment des milices de tous bords.
Déjà exclue du processus de paix par le flirt poussé que Arafat entretenait avec l’Administration américaine, l’Union soviétique voyait d’un assez mauvais oeil les forces de l’Otan s’installer au Liban ; l’Iran et les radicaux arabes voyaient un pays arabe se transformer en base occidentale, et des leaders musulmans pactiser avec les Israéliens; quant à la Syrie, elle voyait très clairement la carte libanaise et la carte palestinienne lui échapper. Entre ces trois parties profondément lésées par le projet pro-occidental et proisraélien du président Gemayel, une alliance objective allait donc se former, que la Syrie du président
Assad allait se charger de concrétiser sur le terrain libanais.
Grande perdante de l’invasion israélienne, qui avait contraint ses troupes à se retirer du Sud-Liban, de Beyrouth et de la montagne au sud-est de la capitale pour se retrancher dans la plaine de la Bekaa et dans la montagne à l’est et au nord-est du pays, la Syrie élabora une stratégie obstructionniste originale axée sur trois cibles essentielles : empêcher Yasser Arafat de faire cavalier seul dans les négociations de paix avec les Etats-Unis et Israël, empêcher Amine Gemayel de devenir le deuxième chef d’État arabe à signer un traité de paix avec Israël, empêcher l’Occident et Israël de s’ancrer au Liban.
Incapable, en 1982, de se mesurer à Israël et à l’Occident sur le terrain des armes conventionnelles, la Syrie réalisa vite l’avantage qu’elle pouvait tirer de la ferveur révolutionnaire née de l’avènement de la République islamique à Téhéran et de la frustration profonde qui parcourait les masses musulmanes du Liban. Elle mit donc sur pied une stratégie tripartite de déstabilisation : trois points d’ancrage pour trois cibles. A Yasser Arafat, elle opposa Abou Moussa et les radicaux palestiniens ; à Amine Gemayel, à son armée et aux milices chrétiennes des Forces libanaises, elle opposa les milices de gauche et musulmanes, et surtout celles du Parti socialiste progressiste druze et du mouvement Amal chiite ; aux forces de l’Otan et à l’armée israélienne, elle opposa l’ardeur révolutionnaire et la soif de martyr des intégristes islamiques.
Les trois axes de la politique libanaise
Dès septembre 1982, quinze cents Pasdarans, gardiens de la révolution iraniens, arrivaient à Baalbek, ville chiite sous contrôle syrien. Concurremment, la Libye envoyait dans la Bekaa un contingent de 600 hommes. L’Union soviétique se chargea d’armer les milices du P.s.p. et de Amal, la Syrie et l’Algérie de les entraîner. La communauté chiite se radicalisa avec l’émergence du Amal islamique et la poussée fulgurante du Hezbollah.
Au printemps 1983, alors que Libanais, Israéliens et Américains signaient l’accord du 17 mai enclenchant le processus de normalisation des rapports entre le Liban et Israël, et alors que Arafat lâchait la Syrie pour rejoindre ouvertement la Jordanie et les Etats-Unis, tous les pions étaient en place pour la grande contre-offensive.
Sur l’axe Arafat. Les cadres et combattants palestiniens du Fatah demeurés au Liban en territoire contrôlé par l’armée syrienne se révoltèrent. Le Fatah se scinda, et, avec le Fatah, l’O.l.p. Les principales organisations palestiniennes (le Front populaire de Georges Habbache, le Commandement général de Ahmed Jibril, le Front de lutte de Samir Ghocheh et la Saïka prosyrienne) se rallièrent à la Syrie et aux rebelles. Seuls le Front de libération arabe pro-irakien et le minuscule Front de libération palestinien de Abou Abbas demeurèrent fidèles à Arafat. Le Front démocratique prosoviétique de Nayef Hawatmeh refusa de prendre parti. En octobre 1983, les Palestiniens prosyriens chassaient les Arafatistes de Tripoli et des camps palestiniens du Nord-Liban. En même temps, la Syrie mettait sur pied le Front de salut national palestinien, regroupant toutes les organisations et personnalités palestiniennes hostiles à la politique de Arafat, contribuant ainsi à miner la légitimité de ce dernier après avoir démantelé sa base de pouvoir au Liban.
Sur l’axe Amine Gemayel. En septembre 1983, l’armée israélienne évacuait la montagne au sud-est de Beyrouth et se repliait sur Saïda dans le Sud du pays, laissant les Forces libanaises chrétiennes et les milices druzes du P.s.p. face à face. Appuyés par l’artillerie syrienne et palestinienne, les Druzes écrasèrent les Forces libanaises et vidèrent la montagne de ses habitants chrétiens. En février 1984, le P.s.p. chassait l’armée libanaise de la région du Chahhar, sise au sudest de la capitale, les milices progressistes et musulmanes occupaient la partie Ouest de Beyrouth et sa banlieue Sud. L’armée libanaise se repliait sur Beyrouth Est, en territoire chrétien, et un continuum territorial reliait désormais les milices de Beyrouth-Ouest à l’armée syrienne installée dans la montagne. Le pouvoir chrétien du président Gemayel s’effritait.
Sur l’axe de l’Occident. Dès le printemps 1983, les militants islamiques inauguraient une série d’attentats terroristes contre des cibles militaires et civiles occidentales à Beyrouth. Les plus notoires en sont les attentats à la voiture piégée contre l’ambassade américaine, le Q.g. des Marines américains et le poste Drakkar des Marsouins français qui, à eux seuls, firent plus de 500 morts occidentaux. Concurremment,
la Résistance nationale et la Résistance islamique portaient des attaques meurtrières contre les positions de l’armée israélienne dans le Sud, signifiant ainsi à l’Etat hébreu qu’il ne saurait être question pour lui de garantir par un accord quelconque la sécurité de sa frontière Nord.
Les résultats de cette brillante contre-offensive sont aujourd’hui bien connus.
Sur l’axe Arafat, au printemps 1984, le président du comité exécutif de l’O.l.p. se retrouvait sans base réelle de pouvoir au Liban et avec une légitimité étriquée qui réduisait sensiblement sa marge de manoeuvre
dans les négociations avec les Jordaniens et les Américains.
Sur l’axe Amine Gemayel, moins d’un an après sa signature, le Président de la République libanaise abrogeait l’accord du 17 mai, coupait les ponts avec les Israéliens et formait sous l’égide de la Syrie un gouvernement d’union nationale où figuraient notamment le leader du P.s.p, Walid Joumblatt, et le président du mouvement Amal, Nabih Berri.
Sur l’axe occidental, en avril 1984, la Force multinationale évacuait Beyrouth ; après un baroud d’honneur, la VIe flotte américaine quittait les eaux territoriales libanaises ; et Israël désespérait de pouvoir arriver à un quelconque accord avec l’Etat libanais.
Cette première phase se terminait donc sur une défaite politique cuisante d’Israël et de l’Occident, et sur une victoire incontestable de la Syrie, qui réussissait, moins de deux ans après avoir été chassée de Beyrouth et du Sud par l’armée israélienne, à neutraliser la carte palestinienne et à se ré-approprier la carte libanaise.
Le mandat syrien
En Occident, la « Realpolitik » l’emporta. On s’inclina donc devant le génie politique du président Assad, et on pria la Syrie, qui avait prouvé qu’il ne saurait y avoir de paix au Liban sans elle, de rétablir la stabilité dans ce pays et d’y mater les terroristes et autres trublions révolutionnaires. Ce mandat, octroyé de mauvaise grâce à la Syrie par un Occident apeuré, inaugure la deuxième phase de l’histoire qui nous intéresse.
A partir du printemps 1984, Damas abandonna donc sa stratégie de déstabilisation au Liban et s’efforça de ramener la paix au pays en y parrainant un accord entre le président Gemayel et l’opposition musulmane représentée principalement par Walid Joumblatt et Nabih Berri. Lorsque les Forces libanaises se révoltèrent contre le président Gemayel en mars 1985, la Syrie hésita quelque temps — en raison
des relations étroites qui liaient les Forces libanaises à Israël — puis, rassurée par la personnalité et les prises de positions du nouveau leader de ces Forces, Elie Hobeika, elle élabora un nouveau plan de paix fondé sur l’entente entre les principales milices du pays, en l’occurrence le P.s.p. de Walid Joumblatt, le mouvement Amal de Nabih Berri, et les Forces libanaises de Elie Hobeika. Quant à Israël, ayant finalement mis une croix sur le Liban, il retira ses troupes et établit, le long de sa frontière avec le Liban, une zone de sécurité défendue par les 2 000 hommes de l’Armée du Liban-Sud du général Antoine Lahad.
Poursuivant sa politique de stabilisation, la Syrie convoqua le chef spirituel du Hezbollah, le sayyed Mohammed Houssein Fadlallah, à Damas, où il fut reçu par le président Assad qui lui demanda de tempérer
l’ardeur révolutionnaire de ses fidèles. Damas exigea du gouvernement de Téhéran qu’il n’incite plus les intégristes islamiques du Liban à renverser le régime, et limita considérablement la liberté de mouvement
et d’action des Pasdarans au Liban, et même en Syrie.
Damas encouragea la Résistance nationale laïque (Baath, Parti communiste, Parti syrien national social, Amal) au détriment de la Résistance islamique des intégristes tant chiites que sunnites. Le leader d’Amal islamique, Houssein Moussawi, qui était apparu sur la scène en 1982, s’effaça pour laisser la place au modéré Nabih Berri.
Tripoli, la Syrie aida la gauche laïque à vaincre les intégristes sunnites du Rassemblement islamique du cheikh Saïd Chaabane. Enfin, elle lança les milices du mouvement Amal contre les positions arafatistes
à Beyrouth, mais sans grand résultat, cette fois.
Cette stratégie syrienne de stabilisation fut couronnée, le 28 décembre 1985, par la signature, à Damas, de l’Accord tripartite entre le Parti socialiste progressiste, les Forces libanaises et le mouvement
Amal. Cet accord, qui pré voyait la marginalisation du président Gemayel et la formation d’un nouveau gouvernement où Walid Joumblatt, Elie Hobeika et Nabih Berri se tailleraient la part du lion, préconisait
la déconfessionalisation progressive du système politique libanais et la modernisation des rapports sociaux, et reconnaissait l’influence syrienne au Liban tout en la légitimant. Ainsi se terminait la deuxième
phase inaugurée au printemps de 1984.
L’échec de l’accord tripartite
Cet Accord tripartite, qui consacrait l’hégémonie syrienne au Liban et promettait de mettre fin à un conflit interne vieux de plus de dix ans, n’en avait pas moins ses détracteurs. Hormis les chrétiens — traditionnellement méfiants à l’égard de la Syrie — , les États-Unis et Israël, lesquels n’avaient pas été consultés lors de l’élaboration de l’Accord, craignaient de voir le Liban passer entièrement sous tutelle syrienne, et l’armée syrienne acquérir un droit légal de présence sur le territoire libanais comme première étape vers l’extension, au Liban, du parapluie soviétique dont bénéficient les forces armées en Syrie.
Ensuite, les alliés régionaux de la Syrie, et plus particulièrement l’Iran et la Libye, voyaient d’un assez mauvais oeil la logique de l’Etat l’emporter à Damas sur celle de la Révolution, et dans l’Accord tripartite une victoire des chrétiens et des laïcs sur les intégristes et les radicaux. Mais le coup fatidique contre l’Accord tripartite lui fut asséné par les chrétiens eux-mêmes. Le 15 janvier 1986, le chef d’étatmajor des Forces libanaises Samir Geagea et le président Gemayel renversaient au cours d’un putsh sanglant Elie Hobeika et le forçaient à quitter le pays.
Ce putsh, qui met provisoirement fin à l’Accord tripartite en déposant l’un de ses signataires, inaugure la troisième phase de notre histoire.
L’impact de l’échec de l’Accord tripartite ne tarda pas à se faire sentir sur la scène libanaise. Outre le regain de tension militaire entre les chrétiens et les musulmans, et outre la vague de terrorisme qui s’abattit sur le pays chrétien, l’échec de l’Accord tripartite entraîna une radicalisation immédiate de la masse musulmane, ainsi qu’une poussée du Hezbollah, encouragée, il faut le dire, par la nouvelle offensive iranienne en direction de Bassorah. Début février, le Hezbollah, passant outre les directives de Amal, montait une opération dans le Sud et capturait deux soldats israéliens. A Beyrouth, abandonnant sa politique antérieure de profil bas, le Hezbollah exécutait publiquement onze personnes accusées d’avoir trempé dans un attentat à la voiture piégée dans la banlieue Sud. Le Jihad islamique annonçait l’exécution de Michel Seurat, enlevé en mai 1985. L’Organisation de la justice révolutionnaire revendiquait l’enlèvement de quatre nouveaux Français. Partout, le discours intégriste exigeant le renversement du régime et l’instauration d’une république islamique se faisait entendre.
Envisagé dans le court terme, l’échec de l’Accord tripartite constitue certainement un coup porté au prestige du président Assad et à ses projets d’étendre la pax syriana au Liban. Et la question qui se pose
présent est de savoir quelle stratégie adopteront les dirigeants syriens : poursuivront-ils leurs efforts pour rétablir la stabilité au Liban, manu militari si besoin est, nonobstant les inquiétudes américaines et israéliennes et les réserves de leurs alliés radicaux et intégristes au Liban et dans la région, ou alors retourneront-ils à une politique de déstabilisation dont ils ont éprouvé l’efficacité par le passé ?
Pour la Syrie, l’enjeu dépasse aujourd’hui le Liban
La réponse à cette question est à chercher sur la scène régionale autant que sur la scène libanaise.
C’est que, sur le plan régional, et outre la guerre du Golfe, les événements se précipitent, laissant présager une plus grande instabilité au Liban. Moins de deux mois après le renversement de Elie Hobeika et l’échec de l’Accord tripartite, les négociations jordano-palestiniennes échouaient définitivement et le Fatah appelait ses combattants à retourner au Liban. Le 21 mars, des guérilleros du Fatah tentaient de s’infiltrer dans la zone de sécurité israélienne au Sud-Liban. Le 27 mars, le Fatah tirait à la roquette sur la Galilée et l’aviation israélienne bombardait le Q.g. du Fatah dans le camp palestinien de Miyeh Miyeh près
de Saïda. A Beyrouth, des combats éclataient entre les Palestiniens et le mouvement Amal. Ayant désespéré du processus de paix et du plan Reagan, Arafat dirigeait à nouveau son attention et ses efforts sur le Liban, reliant ainsi la crise libanaise à celle du Moyen-Orient.
Du coup, l’enjeu, pour la Syrie, dépasse largement le cadre du Liban. Ce n’est plus uniquement de la carte libanaise qu’il s’agit ici mais, à travers elle, de la carte palestinienne — carte maîtresse dans ce jeu de guerre et paix au Moyen Orient.
À un moment donné, au cours de cette phase de déstabilisation, l’Occident. et Israël pourraient bien être amenés à donner à la Syrie carte blanche pour ramener la paix au Liban, y contrôler le terrorisme et assagir les intégristes et les Palestiniens dont les yeux sont aujourd’hui rivés sur le Sud et la frontière israélienne. Le prix que demandera alors Damas est déjà affiché : reconnaissance de son rôle prépondérant au
Liban, reconnaissance de sa position de primus inter pares dans le monde arabe, participation soviétique à d’éventuelles négociations de paix. Reste à voir si l’Occident et Israël seront prêts à payer ce prix. La réponse à cette dernière question dépendra, bien sûr, du succès de la politique de « bord de gouffre » poursuivie par le président Assad.
Stabilisation et déstabilisation, stratégie positive et stratégie négative, garant de l’ordre et fauteur de troubles, État et Révolution, le président Assad a démontré qu’il pouvait jouer sur les deux tableaux, bien que le deuxième tableau soit plus dans ses cordes.