L’islam Arabe Entre Désir D’istanbul Et Peur D’ankara

L’islam Arabe Entre Désir D’istanbul Et Peur D’ankara

L’islam Arabe Entre Désir D’istanbul Et Peur D’ankara Articles

Language: French / 2003
Publisher: Esprit

L’impasse politique dans laquelle les Arabes se retrouvent depuis le 11 septembre laisse à penser qu’il est temps pour eux de substituer à ces armes non conventionnelles que sont la guérilla, le terrorisme, la bombe « islamique » et celle « du pauvre », une arme plus « acceptable ». La virulence de la réaction occidentale au 11 septembre et la violence de la répression israélienne dans les territoires palestiniens auront en effet démontré les dangers inhérents à la guérilla et au terrorisme, alors que la crise irakienne aura prouvé l’inanité des programmes d’armes de destruction massive, et le lâchage pakistanais, celle de la bombe islamique.

Du temps des croisades, le choix avait déjà été entre Saladin et les Assassins. Aujourd’hui, le choix est reposé et les Arabes, orphelins d’un État fort, sont de plus en plus séduits par les émules du Vieux de la Montagne, comme l’atteste la recrudescence des attentats-suicide. Aujourd’hui plus que jamais, les Arabes ont besoin d’un nouveau Saladin, puissant, réaliste et susceptible de les détourner des Assassins des temps modernes.

Eu égard à la déliquescence des régimes arabes et aux enseignements de l’histoire, c’est paradoxalement la Turquie laïque de Mustafa Kemal qui semble aujourd’hui la mieux placée pour jouer un tel rôle.

Désir d’Istanbul

Selon des historiens arabes, les Turcs ottomans seraient des descendants de Jafeth, fils de Noé, qui avaient entamé un grand périple vers l’ouest lorsque Gengis Khan et ses Mongols avaient fait leur apparition à l’est. C’est dire que, dès le départ. les Turcs ottomans et les Arabes musulmans eurent le même ennemi, puisque c’est aux Mongols que nous devons l’effondrement de l’Empire abbasside et le sac de Bagdad. Une certaine hagiographie arabo-musulmane va d’ailleurs très loin dans l’identification des Turcs ottomans avec les Arabes puisqu’elle fait de Othmân le premier Ottoman, un nomade arabe du Hedjaz qui aurait quitté la péninsule arabique, poussé par la famine, dans la deuxième moitié du xiiie siècle. Quoi qu’il en soit, dans l’un comme dans l’autre cas, les Arabes et les Turcs ottomans partageaient, on le voit, le même mode de vie nomade. Dans sa Risâla, Jâhiz nous dit d’ailleurs que les Turcs sont « les nomades des non-Arabes » (hum a’râbu l-‘ajami).

Or, tout comme au viie siècle l’islam naissant avait canalisé les énergies des nomades arabes, le voilà six siècles plus tard qui canalise celles de ces nomades non arabes que sont les Turcs ottomans. Au xiiie siècle, donc, ces Turcs d’Asie centrale fuyant les Mongols finirent par arriver en Asie mineure où ils se mirent au service des sultans seldjoukides, lesquels leur assignèrent un fief sur les marches occidentales du « Domaine de l’Islam » (dâr al-islam), face aux Infidèles byzantins (les Rûm). C’est là que les Ottomans, « marquis » au vrai sens du terme, gagneront leurs galons de Défenseurs de la Foi.

Avant l’arrivée des Ottomans sur la scène, les Seldjoukides, les Qaramanides, les Ilkhanides, les Byzantins, d’autres encore, étaient tous occupés à des querelles aussi mesquines que permutables de clocher et de minaret, et il était alors très courant de voir un prince musulman s’allier à des Infidèles contre un autre prince musulman. Dans un tel contexte, la frontière entre la guerre sainte et la guerre fratricide était pour le moins diffuse. Mais avec l’arrivée des Ottomans, la frontière entre le Domaine de l’Islam et le Domaine de la Guerre (dâr al-harb) se dessine, et la différence se fait clairement entre un bon prince musulman et un mauvais prince musulman.

Bousculant roitelets musulmans et chrétiens, les « marquis » ottomans viennent remplir un vide idéologique et restructurer l’espace géopolitique autour d’eux. De par leur zèle religieux et leurs faits d’armes face aux Infidèles, ils deviennent rapidement les égaux des Mamelouks du Caire, et font de l’Asie mineure l’autre pôle dynamique du monde musulman à côté de l’Égypte.

Puis, en 1453, c’est Byzance elle-même qui tombe aux mains du sultan ottoman, c’est-à-dire aux mains des musulmans. Byzance : la Cité-empire, la Cité des cités, l’héritière de la Grèce et de Rome, le plus vieil ennemi de l’Islam et aussi son ennemi le plus proche et le plus intime.

La conquête turque de Constantinople éclaire en réalité la parole du Très-Haut, puisqu’il est dit dans le Coran : « Les Rûm ont été défaits sur une terre très proche, mais après leur défaite, ils vaincront » (ghulibatu ‘l-râmu fî adnâ ‘1-ardi wa hum min ba’ di gha-labihim sa-yaghlibûn). Selon une autre interprétation de cette même sourate : « Les Rûm ont vaincu sur une terre très proche, mais après leur victoire, ils seront défaits. » Quelle que soit la lecTure qu’on fasse du second verset de la sourate des Rûm (ghulibat, ou alors ghalabat), il n’en demeure pas moins qu’en mettant à bas l’Empire byzantin, les Ottomans auront donné une substance historique à la parole du Très-Haut. La conquête ottomane de Constantinople éclaire de même la parole du Prophète puisque, selon un hadith rapporté par Ibn Hanbal, « Vous conquerrez assurément Constantinople, et béni sera le prince qui le fera, et bénie l’armée qui y entrera » (lataftahanna ‘l-qustantiniyata fa lani’ma ‘1-amîru amîruhâ wa lani’ma l-jayshu dhâlika ‘1-jayshu). Promettant, avec une double emphase (lataftahanna) la conquête de Constantinople, ce hadith souligne la nature privilégiée de son vainqueur.

En 1453, les Turcs ottomans auront, en conquérant Byzance, assouvi ce que Louis Massignon a appelé « le désir de Constantinople », qui hantait l’Islam depuis des siècles. Dès cette date et jusqu’au xixe siècle, l’Islam arabe sunnite s’identifiera donc aux Turcs ottomans perçus comme le fer de lance de la Vraie Foi, tant face aux Infidèles que face aux hérétiques de l’extérieur et de l’intérieur.

L’empire que les Turcs ottomans se constitueront alors chevauchera trois continents. En son centre, on retrouve Constantinople, débaptisée par son conquérant et renommée Istanbul, qu’un vœu pieux d’historien dyslexique transformera vite en Islambul : le cœur de l’Islam. Mais Istanbul, c’est aussi, bien sûr, l’Istanbulin des Grecs : la ville des villes, la ville, celle vers où tout converge (Istanbulin : eis tèn polin). Car si Istanbul est sans conteste la capitale de l’Islam, elle est aussi, en vertu de la vocation universelle de l’Islam, la capitale du monde.

On ne s’étonnera pas après cela que les musulmans sunnites aient constamment recherché l’aide et l’appui des Turcs ottomans. C’est en effet vers eux, bien plus que vers les Mamelouks d’Égypte ou vers les Berbères d’Afrique du Nord, que les Nasrides et la population musulmane de Grenade se tourneront quand les armées de Ferdinand et Isabelle la Catholique se feront de plus en plus menaçantes, et c’est au nom du sultan ottoman que Barbarossa s’attaquera aux navires chrétiens en Méditerranée occidentale.

 

 

Recul d’Istanbul

Au xixe siècle, cependant, cette relation intime entre Turcs ottomans et Arabo-musulmans va commencer à se distendre sous l’effet conjugué de deux facteurs : l’affaiblissement du sultanat-califat ottoman, et la montée des particularismes au sein de l’Empire. Ces deux facteurs ont un point commun, le recul de l’Islam : recul militaire face à l’Europe, et recul politique face aux nationalismes.

À partir de là, Istanbul commencera à s’effacer de l’univers fantasmagorique des Arabo-musulmans qui se découvriront plus arabes que musulmans, et qui percevront désormais les Ottomans comme étant plus turcs que musulmans. Le point d’orgue de cette tendance est bien sûr la Révolte arabe du Hedjaz menée par Lawrence et les Anglais. Entre les Arabes et les Turcs, c’est le divorce.

Après quoi chacun suivra son chemin, plus ou moins laïc mais en tout cas farouchement nationaliste, et les Turcs finiront par renverser le califat ottoman, et même par transférer leur capitale d’Istanbul vers Ankara, sans que l’affaire ne suscite un quelconque intérêt dans le monde arabe. C’est que le désir d’Istanbul était déjà bien mort chez les Arabes.

 

Peur d’Ankara

Quand, après la Seconde Guerre mondiale, le monde deviendra bipolaire, la Turquie choisira le camp occidental et la majorité de ses voisins arabes, celui des non-alignés. À partir de là, l’ancien désir d’Istanbul va céder la place chez les Arabes (notamment chez ceux du Proche-Orient) à une peur d’Ankara.

Dans la dernière décade du xxe siècle, la désintégration de l’Empire soviétique effectuera une nouvelle redistribution des cartes. Jusque-là, en effet, les Turcs et les Arabes avaient marché de concert, même quand ils ne s’étaient pas accordés : ils avaient été musulmans et religieux ensemble du xiiie au xixe siècle, et ils avaient ensuite été nationalistes laïcs séparément tout au long du xxe siècle. Mais voilà qu’à la fin du siècle dernier, l’effritement du communisme et le recul du nationalisme arabe firent rejaillir l’Islam dans le monde arabe alors que les Turcs, eux, continuaient de se raccrocher de toutes leurs forces à leur nationalisme et à leur laïcité.

Dès le dernier quart du xxe siècle, les populations arabes avaient cessé de se reconnaître dans les pétromonarchies et dans les régimes militaires nés de la décolonisation, et elles avaient définitivement déchanté de la volonté et de la capacité des États arabes à répondre à leurs aspirations légitimes et à s’opposer à Israël. À présent, quand il leur arrivait de lorgner vers la Turquie, elles y voyaient, non sans envie, un peuple musulman numériquement conséquent, un État fort, une armée puissante et une industrie militaire moderne.

Cette Turquie musulmane continuait pourtant de snober les Arabes, persistant à les traiter comme de simples sources d’énergie pour son industrie et comme des débouchés pour ses entreprises et sa main-d’œuvre. Impuissants, ils regardaient donc la Turquie signer des accords stratégiques (dont des accords militaro-industriels) avec Israël, conclure des traités de sécurité avec des régimes arabes répressifs et en manque de légitimité (ainsi, avec l’Algérie), et tenter de faire cavalier seul en Asie centrale au nom du pantouranisme, au lieu de faire du portage avec eux et de se servir de leurs richesses pour mieux investir les anciennes républiques soviétiques musulmanes.

Tant et si bien qu’on pourrait dire que les musulmans arabes n’auront ressenti que trois quarts de siècle plus tard le traumatisme du transfert de la capitale turque d’Istanbul vers Ankara. Notons à ce propos que, dans l’historiographie arabe, Ankara, contrairement à Istanbul, est le lieu d’une défaite : celle, en 1402, du sultan ottoman Bayazid face à Tamerlan.

La frustration des Arabes était donc grande, et elle allait en grandissant parce qu’à côté de la peur d’Ankara qui les habitait indubitablement depuis le début du siècle dernier, on voyait poindre chez eux le vieux désir d’Istanbul : désir de dépasser la shu’ubiya nationaliste au nom de l’Islam, désir d’un État musulman fort, désir de systèmes d’armes turcs entendus comme systèmes d’armes musulmans, désir d’un pôle politique islamique.

Confrontés à cette situation, les Arabes cherchèrent donc ailleurs un substitut à la puissance turque qui continuait de leur tourner le dos. Frustrés dans leur désir renaissant d’Istanbul, certains s’inventèrent un désir d’Islamabad, alors que d’autres imaginaient un désir d’Islamintern. Sans jeu de mots. Désirs de substitution, bien sûr. Alors que la Turquie continuait de se détourner d’eux, leur préférant la laïcité et poursuivant son propre désir d’Europe, certains Arabes se firent une raison en allant chercher au loin, au Pakistan, les nouveaux Turcs de l’Islam renaissant, alors que d’autres s’en allaient se consoler dans les bras armés d’un Islamintern faisant figure de version moderne du Vieux de la Montagne. D’où l’impasse.

 

Désir d’Ankara

Tout porte donc à croire que Turcs et Arabes devraient continuer leurs chemins séparés. Et pourtant, il se pourrait bien que la nouvelle configuration née des attentats du 11 septembre ouvre une fenêtre d’opportunité pour que ces deux peuples renouent en partie avec leurs liens passés. Les Arabes sont en effet de plus en plus nombreux aujourd’hui à ressentir le besoin de se dédouaner en dédouanant l’Islam, et celui de substituer aux armes non conventionnelles, avec leurs débordements terroristes et suicidaires, une arme plus conventionnelle et plus « acceptable ». Dans cette perspective, c’est l’arme turque qui paraît être la mieux appropriée.

La balle est assurément dans le camp de la Turquie, qui ne voudra peut-être pas y mettre le prix. Le prix serait que la Turquie se fasse violence pour se convaincre que sa place est en Méditerranée avant même d’être en Europe, qu’elle se fasse aussi violence pour se convaincre que, nonobstant Constantinople, elle ne participe pas vraiment du fonds judéo-chrétien qui régit encore aujourd’hui l’Union européenne, et qu’elle se fasse enfin violence pour se convaincre que, pour être laïque, sa population n’en demeure pas moins musulmane. Or, la Turquie reste prisonnière de son tabou de la laïcité à outrance qui continue de la bloquer sur ses frontières sud. L’abandon de ce tabou lui permettrait de se « libérer » au sud, de manière à compenser le blocage dont elle continue de souffrir à l’ouest et de façon à mieux voir venir. C’est à ce prix-là que la peur d’Ankara, qui hante encore les musulmans arabes et qui avait succédé à leur désir d’Istanbul, pourra se muer chez eux en véritable désir d’Ankara. Inversement. c’est à ce prix-là que la Turquie pourra, en assumant pleinement son rôle de puissance proche-orientale et méditerranéenne, renforcer sa position face à ses détracteurs au sein de l’Union européenne.

Effectuée graduellement et de manière judicieuse, l’ouverture de la Turquie vers ses coreligionnaires du sud servirait les intérêts de tous les voisins sans exception — Israël compris — , d’un monde arabe en pleine crise de pouvoir et de société. En vue de la lobotomie de l’Irak programmée par les Américains, un rapprochement turco-arabe contribuerait par ailleurs à relativiser la défaite de l’Islam face à l’Occident chrétien. À plus long terme, une recomposition de l’Islam proche autour d’Ankara devrait encourager l’Europe elle-même à S’ouvrir à la Méditerranée musulmane, au lieu de continuer de se servir cyniquement de la Turquie comme d’une zone tampon entre elle et ses ennemis - hier le communisme, aujourd’hui l’islamisme.