Je suis né au millénaire précédent, et j’y appartiens pleinement. Bien que je respire et vive encore dans le présent, je peux difficilement dire que j’y existe vraiment. Il y a de fait une différence substantielle entre être vivant et exister, et pour tout dire, je suis désormais une personne largement insubstantielle.
Ces vingt-cinq dernières années j’aurai vu la fin de la guerre froide bousculer mes repères ; l’avènement du marché mondial, où tout a un prix mais rien n’a de valeur, balayer mes idéaux ; la montée d’une société post-industrielle axée sur l’information substituer à l’exigence de vérité son impératif de convenance ; la démocratie dans laquelle j’avais grandi se transformer en vilaine démagogie ; le politiquement correct museler mon sens de l’humour ; une certaine conception du féminisme se rire de ma galanterie ; les algorithmes violer ma vie privée ; la numérisation faire des ravages avec mon être analogique ; les drones et les armes robotisées rendre mon courage superflu ; une certaine obsession pour la perfection standardisée réprimer mon désir d’idiosyncrasies ; la tyrannie de l’efficience déclarer antisociale ma quête de beauté : et, cinq siècles après que Christophe Colomb est tombé par inadvertance sur l’Amérique (provoquant ainsi un déplacement du centre de gravité de la planète, de la Méditerranée vers l’Atlantique), un nouveau déplacement tectonique (cette fois, loin de l’Atlantique et vers le Pacifique) laisser mon Vieux Monde échoué sur le bas-côté de la chaussée et sans rapport aucun avec la marche en avant de l’humanité.
Comme beaucoup de ma génération j’aurais pu m’adapter, bien sûr, m’inclinant devant les vents violents de la post-modernité et, tel le roseau, plier pour ne point rompre. Et je l’aurais sans doute fait, n’eut été l’interdiction générale de fumer qui était entrée en vigueur alors que j’y réfléchissais.
Cette interdiction de fumer s’avéra en vérité être la goutte d’eau qui, en faisant déborder le vase, m’amena à sonner mon tocsin personnel. Vous pourriez certes m’objecter qu’une simple interdiction de fumer ne justifie aucunement un appel aux armes, mais le fait est qu’au sujet de la cigarette mon point de vue rejoint sans réserve celui d’Oscar Wilde, lequel disait : « Une cigarette est le type parfait d’un plaisir parfait. C’est exquis, et ça laisse insatisfait. Que peut-on vouloir de plus ? »
L’interdiction de fumer, dès lors qu’elle fut promulguée, fut appliquée de manière si féroce et si aveugle, elle s’imposa avec un tel zèle technocratique et une telle hargne politique, et elle s’accompagna d’un discours si pompeux et d’un tel pharisaïsme, que tout mon être en fut retourné, et je me promis de continuer coûte que coûte à fumer.
C’est à cette époque que je commençai à arborer un fumecigarette long de huit bons centimètres. Remarquez, tout comme mes cigarettes ovales au tabac oriental, mon fume-cigarette n’a pas de filtre. Il ne cherche pas à réduire les méfaits du tabac. C’est un accessoire purement ornemental. Mais il est ornemental à la manière dont un drapeau ou un blason le seraient. À l’instar d’un drapeau ou d’un blason, il est là pour transmettre un message clair et sans équivoque. Il claironne, en fait, que fumer serait mon ultime combat d’homme debout, et la cigarette l’arme avec laquelle je continuerais, contre vents et marées, de repousser les assauts de la modernité post-industrielle sur ma liberté comme sur mon individualité.
Loin d’être désarçonné par l’extrême agitation qui caractérise ce nouveau millénaire, j’ai tout simplement fait un pas de côté. Et tout ce temps, m’efforçant de demeurer aussi placide et imperturbable que mon fume-cigarette, je me répète ces mots de Nicolas Poussin à son ami anglais, à l’époque où Cromwell était occupé à trancher la tête du roi Charles 1er : « Comme c’est grisant de vivre dans ces temps si intéressants, si tant est qu’on ait pu trouver un petit coin tranquille d’où assister de loin au déferlement des événements. »