Ben Laden : « J’accuse ! »

Ben Laden : « J’accuse ! »

Ben Laden : « J’accuse ! » Articles

2011
Publisher: Le Monde

Qu’aurait dit, à son procès, le chef d’Al-Qaida s’il avait été jugé ? Le romancier a imaginé sa défense : une attaque en règle contre les Etats-Unis, qui l’ont fabriqué puis lâché.

Messieurs, j’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps en prison, beaucoup lu aussi — notamment des ouvrages qui m’auront permis de mieux vous connaître et, je dois l’avouer, qui m’auront aussi donné matière à réflexion. J’ai donc pris ma décision. Plutôt que de me murer dans le silence, j’entends assurer ma propre défense. Je le ferai d’ailleurs, non pas en opposant mes idées aux vôtres, mais en usant de votre propre logique.


D’emblée, et quoique je ne reconnaisse nullement la compétence de ce tribunal, j’aimerais reconnaître ma responsabilité dans tous les attentats qui vous auront ensanglantés ces vingt dernières années, notamment dans l’attaque dévastatrice du 11 septembre 2001 contre New York et ses tours de Babel. Cela posé, je vous rappellerai que dans la mesure où vous aurez, à chaque fois, choisi de répondre à ma violence par une violence encore plus grande, les germes de haine que chacune des déflagrations que j’aurais causées aura éparpillés sur la surface du globe vous appartiennent autant qu’ils m’appartiennent.

Votre responsabilité dans tout ce qui s’est passé est de ce fait au moins aussi grande que la mienne et, à ce sujet, je vous renvoie à ces mots de l’écrivain français Georges Bernanos, qui, dans sa Lettre aux Anglais,
écrivait : « C’est dans l’intérêt des sociétés menacées que je les invite à voir le danger là où il est, non pas dans la subversion des Forces du Mal, mais dans la corruption des Forces du Bien. »

Vous m’accusez donc d’être l’incarnation du Mal. Soit. Vous oubliez cependant que c’est vous qui m’avez créé. Et plutôt deux fois qu’une. Une première fois lorsque vous m’aviez utilisé contre les communistes
en Afghanistan avant de me sacrifier sur l’autel où vous célébriez votre victoire sur eux dans la guerre froide ; une autre fois quand, vous étant finalement trouvés en mal d’ennemi juré à la suite de la défaite du communisme, vous m’aviez inconsciemment appelé de vos voeux pour sacrifier à votre vision manichéenne du monde, qui voudrait que Dieu ne puisse point exister sans le diable.

Depuis, armés de votre bon droit et persuadés que vous êtes de faire l’oeuvre de Dieu sur Terre, vous versez systématiquement dans la démesure, plaçant vos intérêts avant ceux de l’ensemble de l’humanité, dictant vos conditions au monde entier et humiliant tous ceux qui n’ont pas « la chance » d’être des vôtres. Vous conviendrez qu’il y avait là amplement matière à provocation. Ayant donc voulu faire de moi le repoussoir démoniaque de la Jérusalem céleste que vous êtes persuadés d’incarner sur Terre, ne vous étonnez pas que j’en sois arrivé à personnifier la Némésis qui fait écho à votre hubris.

Et voilà qu’après m’avoir sacrifié une première fois alors que j’étais votre ami, vous me sacrifiez maintenant une deuxième fois en tant qu’ennemi. Non que je m’en plaigne : ne m’aviez pas vousmêmes créé par deux fois, d’abord en tant qu’ami, ensuite en tant qu’ennemi ? Reste à savoir à quoi, outre à vous permettre de vous délecter du goût exquis de la vengeance assouvie, mon sacrifice présent pouvait bien vous servir.

Nul doute qu’il vous servait d’abord eu égard à vos déboires en Afghanistan, ce bourbier dans lequel, comme jadis au Vietnam, vous aviez fini par vous enliser. Tout comme jadis au Vietnam, vous vous cherchiez
en effet une porte de sortie qui vous aurait permis de vous déresponsabiliser par rapport à ce qui pourrait advenir de ce pays après votre retrait. Pour ce faire, il vous fallait à tout prix garder les choses en l’état un certain temps, marquer des points, et donner l’illusion de faire quelque progrès. Vous entendiez vous préserver ainsi ce que, depuis le Vietnam, vous appelez un « intervalle décent » (bel euphémisme !) : intervalle décent entre le moment de votre retrait et celui où, ayant lâché vos alliés locaux, les talibans se seraient imposés à nouveau. Dans cette optique, ma neutralisation hautement symbolique arrivait à point nommé pour vous permettre d’occulter votre échec afghan patent. Après tout, n’était-ce pas pour me traquer, que vous étiez allés en Afghanistan ? Qu’en fin de compte vous m’ayez déniché au Pakistan plutôt qu’en Afghanistan et que les soldats qui m’y aient débusqué eussent été basés en Virginie ou en Californie plutôt qu’à Kaboul ou à Bagram, n’ôtait évidemment rien à votre succès apparent, le peuple américain, tout à sa soif de vengeance (soif de justice, me direz-vous), étant imperméable à ce genre de subtilités.

Nul doute aussi que mon sacrifice était devenu inéluctable après ce printemps arabe qui vous aura fait prendre conscience de la décrépitude des dictatures arabes sur lesquelles vous vous appuyiez jusqu’alors,
vous incitant à vous ouvrir à l’islam politique que vous diabolisiez jusque-là et à le considérer comme une alternative acceptable aux régimes militaires en place. Dans cette perspective, mon élimination sur l’échiquier au nom d’une dédiabolisation de l’islam politique était devenue une nécessité, et je devenais, quant à moi, la victime expiatoire du sacrifice qui scellait votre alliance avec les islamistes arabes bonteint avec lesquels, forts de votre expérience concluante avec leurs homologues au pouvoir en Turquie, vous preniez à l’époque langue. Et tant pis, n’est-ce pas, si vos alliés parmi les Européens et les chrétiens d’Orient devaient faire les frais d’une islamisation à outrance du bassin méditerranéen.

Vous vous demandez peut-être pourquoi, sachant tout cela, et sentant l’étau se resserrer autour de moi, je choisis néanmoins de vous laisser tout le temps — près de dix ans ! — pour vous saisir de moi, vous offrant ainsi une grande victoire sur un plateau d’argent. Vous vous demandez peut-être pourquoi je ne m’étais pas donné la mort bien avant cela, escamotant ensuite mon corps afin de me soustraire à vous à tout jamais. La raison à cela est que, depuis ce 11-Septembre qui avait marqué mon apothéose, mais aussi ma mort politique, mon combat se résumait à ce jeu du chat et de la souris auquel je jouais avec ceuxlà
qui me traquaient. De ma jeunesse dorée, j’avais en effet gardé un goût prononcé pour le jeu. Or, si vous êtes joueurs, vous devez savoir qu’aussitôt qu’on s’installe à une table de jeu, l’univers tout entier se résume à ce tapis vert qu’on a devant les yeux. Oubliés donc, après le 11-Septembre, l’impérialisme, le sionisme et les croisades que j’avais combattus : seuls occupaient désormais mes pensées les chasseurs qui me traquaient, et les différentes ruses que j’imaginais pour leur échapper. Pour tout dire, je m’étais pris au jeu, et chaque jour qui passait sans que je ne sois rattrapé était pour moi une victoire.

Mais voilà, ce qui devait arriver, eu égard à la différence entre mon petit solde et votre immense budget, est finalement arrivé. Et à présent que vous m’avez neutralisé, vous pensez peut-être avoir gagné. Laissez-moi cependant vous détromper. Si vous aviez pris la peine d’apprendre à mieux nous connaître, vous sauriez que contrairement à vous, nous n’avons jamais élaboré une théorie de la défaite qui nous permettrait de plier au lieu de casser, puis d’attendre, dans l’espoir, que le rapport de forces ait changé.

De tels stratagèmes nous sont en réalité totalement étrangers, tout comme le sont les notions d’espoir et de désespoir que vous entretenez. C’est dire que, même écrasés, jamais nous ne nous avouons vaincus.
Je ne vous demande d’ailleurs pas de me croire sur parole. Je vous renvoie plutôt à l’un de vos propres penseurs que j’ai découvert en prison, et pour qui la guerre n’est pas tant une épreuve de force, qu’une
épreuve de volonté. N’est vaincu, écrit en effet le philosophe Carl Schmitt, que celui qui se reconnaît tel, et je peux quant à moi vous assurer que les émules que j’ai faits ne se reconnaîtront jamais vaincus.

Non que je pense que ce que je vous dis là vous fera trembler. Le contraire serait même vrai. Car si nous, nous ne nous avouons jamais vaincus, vous, vous ne vous avouez jamais repus. Dès le départ, vous
n’avez eu cesse de faire la guerre : aux Anglais d’abord, puis aux Indiens, aux confédérés, aux Espagnols, aux Philippins, aux Allemands, aux Japonais, aux Russes, aux Coréens, aux Cubains, aux Vietnamiens,
aux Grenadins, aux Iraniens, aux Irakiens, aux Afghans et j’en passe. Tant et si bien que vous aurez fini par élever la guerre, qui vous nourrit et que vous nourrissez, au rang d’un art parfait.

Et à ce propos, permettez-moi de vous rapporter ce que Lord Raglan, qui commandait le corps expéditionnaire anglais lors de la guerre de Crimée, disait de l’un de ses officiers qui, à plus d’un titre, vous préfigurait : « Cet homme est un excellent cavalier et il sait plein de choses sur l’art militaire. Mais il n’a pas de coeur. Ce sera un bien triste jour que celui où notre armée sera commandée par des officiers comme lui qui sauront très exactement ce qu’ils font. Ça a un relent de crime, n’est-ce pas ? »

Et maintenant, dites-moi : de vous ou de moi, des professionnels ou de l’amateur, lequel est le plus criminel ? »