Il y a de cela une trentaine d’années, inaugurant une politique pour le moins osée et emplie de dangers pour le pays meurtri et fracturé dont il venait d’hériter un président libanais fraîchement élu avait, dans un discours aux accents napoléoniens, promis à ses concitoyens que sous son égide le Liban entrerait de plain-pied dans l’histoire. Entendant quoi l’un de ses détracteurs qui était, semblait-il, plus churchillien que napoléonien, avait fait remarquer que ce président-là ferait sans doute entrer le pays dans l’histoire au prix de sa sortie de la géographie.
Longtemps, et tant, depuis les bancs de l’école, histoire et géographie avaient été pour moi intimement liées, tant, aussi, l’histoire me semblait inséparable de la géopolitique (qui, comme son préfixe grec Gé l’indique, est, au même titre que la géographie, géo-centrée), longtemps, disais-je, cette répartie caustique m’avait fait sourire.
Récemment cependant, j’en suis venu à me dire que l’union sacrée de l’histoire et de la géographie battait sérieusement de l’aile, l’histoire semblant avoir entamé une vraie révolution en vue de s’affranchir des contraintes que sa vieille compagne fait peser sur elle.
Rien n’illustre à mes yeux mieux ce mouvement d’émancipation de l’histoire vis-à-vis de la géographie que les mesures mises en place par les Etats-Unis, superpuissance d’aujourd’hui, pour neutraliser leurs adversaires et asseoir leur domination.
Il y a deux siècles de cela, désireux de mettre l’Angleterre à genoux, Napoléon avait eu recours à un blocus continental afin d’empêcher les Anglais d’écouler leurs produits en Europe. Aujourd’hui, souhaitant arriver aux mêmes fins avec leurs ennemis les Etats-Unis n’ont nul besoin de couvrir les mers de leurs navires de guerre--contrôlant les ports, patrouillant les côtes et bloquant les détroits--, ou d’obscurcir les airs de l’ombre de leurs chasseurs interceptant des avions-cargos de contrebande. Désormais les sanctions ont remplacé les blocus, et de simples mesures informatiques et électroniques—mesures ne s’inscrivant dans aucun topos et ne relevant d’aucune géographie—y suffisent.
Plus éloquents encore sont les systèmes d’armes a-topiques que les Etats-Unis déploient en appui à leur hégémonie, notamment les missiles de croisière, les bombardiers à longue portée et les drones de combat, armes qui s’inscrivent plus dans l’espace que dans le territoire, et qui relèvent plus d’une certaine spatiographie que d’une simple géographie.
Certes les armes a-topiques ont de toujours existé. Au fil des siècles, flèches, frondes, javelots, traits d’arbalète, billes de mousquet, boulets de canon, obus de mortier et avions de combat auront tour à tour été utilisés comme autant de moyens de projection en avant de la force militaire, ramollissant pour ainsi dire l’ennemi et préparant le terrain devant l’avancée des troupes terrestres (des troupes topiques).
Ce qui est néanmoins nouveau aujourd’hui c’est que les armes américaines a-topiques ne sont plus déployées en conjonction avec d’autres armes en vue d’envahir un territoire donné pour, éventuellement, l’occuper, mais qu’elles le sont en lieu et place de celles-ci, leur déploiement ayant pour but premier de contrôler un territoire par simple télédomination (par domination à distance), sans avoir pour cela ni à l’occuper ni à le gérer.
Par-delà la contingence du conflit ukrainien dans lequel il s’inscrivait, serait-ce, je me le demande, en ce sens qu’il nous faudrait interpréter le discours que le président américain avait prononcé à Bruxelles en mars dernier, quand il avait dit : « Contrairement aux Russes en Crimée, nous, nous n’avons pas annexé l’Irak après l’avoir envahi. » ?
Si c’est le cas, alors, il nous faudrait conclure que contrairement aux empires qui l’auront précédé et qui auront tous été des empires territoriaux, l’empire américain serait le premier à vocation spatiale ; le premier qui ne procèderait plus par simple expansion horizontale ; le premier qui, évitant les obstacles inhérents au territoire, faisant aussi l’impasse sur les problèmes liés à la gestion au quotidien des pays conquis, peut d’ores et déjà prétendre faire l’histoire tout en ignorant la géographie.
Que ce soit en Irak, en Afghanistan ou ailleurs, l’empire spatial américain n’occupe de fait le terrain que pour un temps. Et même là où il maintient des bases et des lily pads (ces nénuphars militarisés), il ne se frotte pas aux populations locales. Se refusant à les gérer il préfère procéder par expéditions préventives ou punitives, intervenant ponctuellement à coups de drones, de Marines ou de Navy SEALs et se contentant le reste du temps d’exercer son pouvoir par télédomination en demeurant à bonne distance sanitaire d’une planète mise, pour ainsi dire, en quarantaine.
Alors que les autres nations continuent de raisonner en termes de géopolitique et d’évoluer à ras de terre (à ras de Gé), les Etats-Unis, eux, réfléchissent déjà en termes de spatiopolitique et évoluent déjà dans un cyberespace lisse, loin des aspérités du terrain, des accidents du relief, et des complications sans fin que ceux-là entraînent : loin, en vérité, de toute géographie.
Osant une comparaison avec le foot, je dirais que la spatiopolitique est à la géopolitique ce qu’au football le marquage zonal est au marquage individuel. Dans le marquage individuel on assigne à chaque défenseur un joueur adverse à qui il se doit de coller de près où que ce dernier se trouvât sur le terrain entendu comme territoire ; tandis que dans le marquage zonal le terrain, entendu, non comme territoire mais comme espace lisse indépendamment de ce qui s’y passe, est d’emblée, et avant même que la partie ait commencé, quadrillé en zones, chaque zone étant assignée à un défenseur, à charge pour lui de la surveiller.
Ce qui pourrait expliquer cet autre mot du président américain qui, au sommet du G7 du printemps dernier, avait dit sur un ton de mépris que la Russie empêtrée dans le bourbier ukrainien « n’était rien de plus qu’une puissance régionale. » ? Puissance régionale, par opposition, évidemment, aux Etats-Unis, seule puissance qui réussit aujourd’hui à être globale sans pour cela devoir occuper le territoire, gérer des populations et assurer partout une présence.
La réticence des Etats-Unis à jouer à fond le jeu géopolitique traditionnel et à assumer pleinement les charges et responsabilités qui incombaient jadis au pouvoir impérial explique sans doute pourquoi depuis la fin de la guerre froide et de la bipolarité qui avait été son pendant nous avons l’impression de vivre dans un monde chaotique régi par le temps court et caractérisé par la navigation à vue et l’absence chez nos gouvernants de toute vision stratégique. Pourquoi nous évoquons aussi l’ignorance dans laquelle les Américains semblent être des autres cultures, ainsi que les atermoiements de leur politique étrangère et ses changements de cap si fréquents.
Pour tout dire, au vu des équilibres très instables qui régissent aujourd’hui les relations internationales nous ne savons plus trop si notre monde serait monopolaire et dominé par les Etats-Unis, ou s’il serait plutôt multipolaire, une multitude d’acteurs étatiques mais aussi infra-étatiques profitant des brèches laissées ouvertes par le désintérêt des Américains pour la gestion quotidienne des affaires monde, pour promouvoir leur propre agenda.
Un tel désordre n’est cependant qu’apparent et, même si nous en souffrons réellement, il n’est pas à mon sens historiquement conséquent. Car en réalité le monde d’aujourd’hui est à la fois multipolaire et monopolaire. Il est multipolaire sur un plan géopolitique--plan sur lequel nous retrouvons divers acteurs étatiques et infra-étatiques non-américains--en sus, bien sûr, des Américains eux-mêmes dès lors qu’ils avanceraient sur l’échiquier géopolitique directement ou par pions interposés (avançant par exemple leurs clients européens face aux Russes, ou leurs clients japonais et coréens face aux Chinois)--, mais ce monde est en même temps monopolaire sur un plan spatiopolitique, et sur ce plan-là, force est de constater qu’on ne retrouve que les élites cybernétiques américaines, les autres élites—y compris, dirais-je, les élites politiques américaines elles-mêmes--n’y trouvant finalement leur place que par leur seule grâce.
Certes, l’histoire continuera, du moins pour un temps, à évoluer sur les deux plans : géopolitique, et spatiopolitique. Mais en prenant comme elle le fait ses distances avec le grouillement des corps qui nous prend désormais à bras le corps, en prenant aussi du recul par rapport au raz-de-marée des événements qui nous prend, lui, de court, la spatiopolitique, contrairement à la géopolitique, me semble seule susceptible de réintroduire dans l’histoire ce qui lui fait cruellement défaut depuis la fin de la guerre froide : le temps long, et l’appréciation juste des tendances lourdes sans quoi aucun sens historique ne saurait être créé.
Alors, à la question de savoir si la géographie fait toujours l’histoire je répondrais quant à moi que du point de vue des dominants la géographie ne fait pas tant l’histoire qu’elle ne fait des histoires, en en faisant (pardonnez-moi ces jeux de mots) toute une histoire.
Cela pour dire que ce n’est pas parce que nous prenons très au sérieux les divers jeux territoriaux--comme l’Ukraine, les îles Kourile, les Malouines ou Jérusalem—auxquels nous-mêmes nous jouons, qu’ils sont pour autant sérieux ; qu’inversement, ce n’est pas parce que le nouveau jeu spatial se joue largement sans nous, qu’il n’est pas, lui, éminemment sérieux.
Et, parlant de choses sérieuses et d’autres qui ne le seraient pas, comme j’évoquais tantôt le foot j’aimerais, pour terminer sur une note plus légère, vous rapporter ces mots de Bill Shankly, un entraîneur mythique du club de Liverpool qui, lors d’un discours prononcé il a de cela des années lors d’un dîner de charité avait dit, sans ciller : « Mesdames et Messieurs, certains pensent que le foot est une affaire de vie et de mort. Mais je puis vous assurer, Mesdames et Messieurs, que c’est bien plus sérieux que cela. ».