Ma contribution au débat qui nous réunit aujourd’hui autour du thème du destin et de la culpabilité tournera autour de l’Œdipe Roi de Sophocle.
On pourrait certes s’étonner que dans le cadre d’un festival consacré au roman noir j’aie choisi de parler d’une tragédie grecque. D’emblée, j’aimerais donc saluer la prévoyance de ceux qui auront eu l’excellente idée de se placer tout près de la sortie et faire part de ma commisération à ceux qui, installés plus près de moi, devront m’écouter poliment et stoïquement. Il se pourrait d’ailleurs qu’ils n’aient pas à le regretter. Car l’Œdipe Roi de Sophocle est sans doute la première enquête policière de l’histoire de la littérature.
Ceux parmi vous qui ont mon âge se souviennent peut-être qu’il y avait jadis dans les salles de cinéma des ouvreuses rémunérées au pourboire. L’une d’entre elles ayant un jour conduit jusqu’à sa place un spectateur venu assister à la projection d’un film policier attendit en vain qu’il lui donnât sa petite pièce. Mais comme il continuait de l’ignorer, elle finit par lui chuchoter à l’oreille : « L’assassin, c’est le médecin… »
Une telle mésaventure ne saurait pourtant arriver à un spectateur radin assistant à une représentation de l’Œdipe Roi de Sophocle, l’intérêt de la pièce n’étant pas dans la surprise puisque tout le monde connaît le mythe d’Œdipe, mais dans la manière dont Sophocle conduit Œdipe à la vérité.
Le mythe d’Œdipe, disais-je, est bien connu. Je le résumerai néanmoins ici pour « les besoins de l’enquête. »
Œdipe est fils de Laïos, roi de Thèbes, et de sa femme Jocaste. Sur Laïos pèse la malédiction de Pélops qui l’accuse d’avoir causé la mort de son fils. Un oracle d’Apollon ayant alors prédit à Laïos qu’il mourrait de la main de son propre fils, lorsqu’Œdipe naît, Laïos ordonne à l’un de ses bergers de prendre le nouveau-né, de lui transpercer les pieds, et de l’attacher à un arbre sur le mont Cithéron pour y être dévoré par les bêtes sauvages.
Mais le berger prend le petit en pitié après lui avoir transpercé les pieds, et il finit par le remettre à un berger corinthien. Ce dernier ramène Œdipe à Corinthe où il est adopté par le roi Polybe et son épouse Mérope.
Œdipe grandit donc à Corinthe pensant être le fils de Polybe. Un jour, un camarade de beuverie jette devant lui le doute sur sa parenté. Inquiet, Œdipe s’en va consulter l’oracle d‘Apollon à Delphes, et il apprend qu’une malédiction pèse sur lui : qu’il finira par tuer son père et par épouser sa mère.
Désireux d’échapper à ce destin atroce, Œdipe quitte Corinthe pour mettre le plus de distance possible entre lui et ses parents. En chemin, il a une altercation avec des voyageurs pour une banale affaire de droit de passage et les tue tous, sauf un qui s’enfuit. Or parmi ses victimes se trouvait Laïos, roi de Thèbes, c’est-à-dire son propre père. Mais cela, Œdipe l’ignore.
Poursuivant ses pérégrinations, il finit par arriver devant Thèbes, frappée par un grand fléau du fait du Sphinx, qui tue les Thébains l’un après l’autre après leur avoir posé une énigme à laquelle ils ne peuvent répondre. Œdipe réussit là où tous avaient échoué et débarrasse Thèbes du fauve ailé. Il est alors accueilli dans la ville en sauveur, il en devient le roi, il épouse la veuve de Laïos (sa mère, mais ça aussi, Œdipe l’ignore) et il engendre d’elle des enfants. Commence alors pour Thèbes une longue période de prospérité.
Jusqu’au jour où la peste s’abat sur la ville, rendant les femmes, le bétail et la terre stériles. Consulté, l’oracle d’Apollon répond que Thèbes ne serait sauvée que lorsque l’assassin de Laïos aura été démasqué et chassé de la cité.
C’est là que commence l’enquête policière mise en scène par Sophocle.
En bon roi ayant à cœur le bonheur de son peuple, Œdipe diligente en effet lui-même cette enquête, cherchant à dérouler le fil d’une vieille affaire de meurtre et ne se doutant pas un instant que l’assassin qu’il cherche à démasquer n’est autre que lui.
Il convoque les rares témoins, mais ils sont rétifs. C’est la loi du silence, pourrait-on dire. Quand, pressés par lui, menacés même, ils finissent par se livrer, Œdipe commence à soupçonner la vérité. Mais il n’en poursuit pas moins son enquête, et il finit bien sûr par découvrir que l’assassin de Laïos n’est autre que lui-même.
Pourtant, même après avoir su qu’il est régicide Œdipe n’en poursuit pas moins son enquête. Car il veut à tout prix éclaircir le mystère de ses origines. Et quand Jocaste, son épouse, sa mère, l’implore de tout arrêter, de classer l’affaire, pour ainsi dire, Oedipe refuse.
Se présente finalement devant lui le berger corinthien qui l’avait recueilli enfant. Ce témoin-là ne craint pas de parler : n’étant pas de Thèbes, il ignore en effet tout de l’enjeu réel de cette enquête. Sophocle met alors en scène une confrontation entre témoins, un face à face entre le berger corinthien et le berger thébain, et ce dernier, qui avait épargné Oedipe bébé, finit par lui avouer la vérité sur sa naissance.
Œdipe sait à présent qu’il n’est pas fils de Polybe et de Mérope, mais le fils de Laïos et de Jocaste. Son enquête a abouti. Après le meurtrier régicide, c’est le parricide et le fils incestueux qu’il vient de démasquer. Les deux oracles d’Apollon se sont réalisés : Œdipe se révèle à ses propres yeux comme le fils de qui il ne devait pas naître, l’époux de qui il ne devait pas l’être, le meurtrier de qui il ne devait pas tuer.
Suit le châtiment, qu’Œdipe se choisit et s’inflige lui-même. Rentrant au palais où Jocaste vient de se tuer, il se crève les yeux. Puis il s’exile pour éloigner de Thèbes la souillure qu’il est.
Ainsi se termine cette étonnante pièce policière où l’assassin, qui s’ignore jusqu’à la fin, n’est autre que l’enquêteur lui-même.
S’agissant à présent pour moi de démêler ici le fil du destin de celui de la culpabilité, je me rends compte que je ne le puis, sauf à faire abstraction de nos critères modernes de jugement, la modernité, faut-il le rappeler, ayant écarté la divinité du centre de l’univers pour placer l’individu à sa place.
De fait, si dans nos sociétés modernes la condamnation suit le crime, il en va tout autrement dans le mythe d’Oedipe où la condamnation précède le crime qui n’est là que pour la confirmer. Avant même de naître Œdipe était déjà condamné à tuer son père et à épouser sa mère. Ce que, malgré lui, il finira par faire.
C’est dire que si le crime d’Œdipe ne fait pas de doute, il n’en est pas pour autant intentionnel. Il est plutôt fonctionnel : il vient confirmer les oracles d’Apollon : celui à Œdipe (« Tu entreras au lit de ta mère, tu montreras aux hommes une race insoutenable à voir, tu seras l’assassin du père dont tu étais né »), et celui à Laïos l’avertissant de ne pas avoir de descendance s’il ne souhaite pas mourir de la main de son fils.
Pourtant, même si le crime d’Oedipe n’est pas intentionnel, sa culpabilité n’en demeure pas moins entière. Rien à voir avec notre homicide involontaire. Œdipe demeure malgré tout un ignoble criminel.
Contrairement, aussi, à ce qui se passe aujourd’hui, le crime non-intentionnel d’Œdipe ne le fait pas bénéficier de circonstances atténuantes et n’allège en aucune façon son châtiment.
Et alors qu’aujourd’hui on voit le criminel cacher son méfait, nier l’évidence quand il est reconnu coupable et subir ensuite son châtiment en clamant son innocence, dans la pièce de Sophocle Œdipe n’est pas reconnu coupable : il se reconnaît lui-même coupable, et son châtiment n’intervient qu’après qu’il ait accepté son destin.
Une telle subordination de la culpabilité au destin est difficilement envisageable de nos jours, quand le destin collectif n’est que la somme arithmétique de destinées individuelles tout simplement juxtaposées. Mais à l’époque où Sophocle écrivait, le divorce entre la destinée collective et celle de l’individu commençait à peine.
La dimension collective du destin d’Œdipe apparaît lorsqu’on voit qu’il ne paie pas pour lui-même, mais pour le méfait de son père. Elle est de même attestée par le silence de ceux qui, le sachant coupable, n’en gardèrent pas moins le silence tant qu’il servait la cité et la faisait prospérer.
Ce n’est que quand la recherche du coupable et son châtiment deviennent nécessaires à la survie de la cité, qu’ils acceptent de parler.
Ils ne le font d’ailleurs pas de gaité de cœur. Aucun désir de vengeance, là, aucun ressentiment. Au contraire, lorsque la vérité éclate à la face d’Œdipe, le remords et la pitié s’emparent de ses concitoyens : « Comme j’aurais voulu que tu n’eusses rien su ! », lui chante le chœur.
Les concitoyens d’Œdipe ne l’accablent pas. Ils le plaignent même et compatissent avec lui : « Ton âme te torture autant que ton malheur, » lui chante le Chœur.
Le crime d’Œdipe est en effet avant tout un malheur, et Œdipe est avant tout un malheureux, au sens que les Russes du XIXème siècle donnaient à ce mot en parlant des criminels qu’on déportait en Sibérie.
Plus encore, à aucun moment, même à la fin, les Thébains ne retirent à Oedipe leur amour et leur respect. Oedipe est peut-être un criminel et le plus misérable des hommes, mais pour le Chœur il reste, je cite : « Le noble et cher Œdipe » Noble, Œdipe l’est malgré ses actes ignobles.
Culpabilité, donc, mais jamais culpabilisation comme c’est le cas de nos jours, la culpabilisation permettant justement à certains d’exercer sur leurs semblables un pouvoir qui ne doit appartenir qu’au destin.
Voilà ce que j’avais à vous dire sur le destin et la culpabilité dans l’Œdipe Roi de Sophocle, une tragédie écrite à une époque où l’homme n’était pas encore au centre de l’univers, quand le monde ne comptait pas encore autant de nombrils qu’il ne compte de mortels.
Il ne me reste plus qu’à vous demander de bien vouloir m’excuser d’avoir trop parlé et, comme jadis Churchill devant le Congrès, vous dire : « Pardonnez-moi si mon discours a été long, mais je n’ai pas eu le temps d’en préparer un qui soit plus bref.